« On chie sur le Coran. » « Je caresse ta tête, c’est de la peau de singe. » « Ta femme est enceinte d’une portée de rats. » « Bougnoule. » « Boulet. » « Bounty. » Suffit ! Arrêtons là cet affreux florilège, petit condensé des insultes et injures à caractère raciste que subiraient des cheminots de la SNCF de la part de certains collègues. La raison ? Ils sont musulmans, noirs, d’origine maghrébine ou antillaise.
Pour dénoncer ce climat nauséabond, une trentaine d’agents issus des différents corps de métiers de l’entreprise publique (contrôleurs, membres de la police ferroviaire, agents d’accueil) se sont constitués en avril dernier en un collectif : « Droit à la différence ». Ils ont rendez-vous ce mercredi au pied du siège de la SNCF, près de la gare Montparnasse, à Paris, dans l’espoir que la direction, qui dit faire de la lutte contre les discriminations une priorité, prenne enfin des mesures fortes.
Intégrer la SNCF : du rêve au cauchemar
Pour tous, entrer à la SNCF constituait une chance. « C’est une grosse boîte, avec des possibilités d’évolution… Enfin normalement. » Mustapha Yacoubi, la trentaine, est un grand gars au sourire fatigué. Il a intégré la SNCF en 1998, en tant qu’agent d’accueil en gare de Creil (Oise), dans l’espoir d’y faire carrière. Depuis, il fait du surplace : « J’ai formé des gens qui ont moins d’ancienneté que moi et un niveau d’études inférieur au mien. Pourtant, eux sont montés en grade alors que ça fait quinze ans que j’occupe le même poste. » Il a alerté ses supérieurs de cette situation ainsi que des injures raciales proférées à son encontre par des membres de son équipe. « Je croyais qu’à un certain niveau hiérarchique, on allait réagir. Il n’y a jamais rien eu. » Et ce, malgré un rapport de l’inspection du travail reconnaissant que Mustapha est victime de blocages discriminatoires dans sa carrière. Sa plainte pour propos racistes a été classée sans suite.
Il est aujourd’hui en mi-temps thérapeutique pour dépression, et continue à travailler avec ceux qu’il a mis en cause. Pourtant, le médecin du travail, diagnostiquant une situation de « grande souffrance », a demandé qu’on le change de poste. C’était il y a plus d’un an…
Pour Radouane Kebdi aussi, le temps passe lentement. A 39 ans, il a déjà seize ans d’ancienneté. Il est agent au service de télécommunication et informatique, à Paris-Est. Pendant des années, il a été destinataire de mails collectifs à caractère raciste circulant sur les boîtes professionnelles.
Quelques exemples, parmi tant d’autres :
« Ceux qui envoient ça disent bien sûr que c’est des blagues », explique-t-il. Quand Radouane alerte son chef, en 2010, celui-ci lui dit : « Ne vous bloquez pas là-dessus. C’est un phénomène de société. » Et Radouane est retiré de la liste des destinataires. Affaire classée ? Non, car la propagande anti-immigrés et islamophobe continue à se répandre, et lui à se battre. En février 2011, il envoie un courrier à Guillaume Pépy, le patron de la SNCF. Pas de réponse.
Peu de temps après, son responsable d’établissement se fend d’un mail rappelant que « tout courriel dont le contenu est contraire à l’ordre public est interdit ». C’est tout. Pire, c’est Radouane qui, informant son directeur que les mails n’ont toujours pas cessé, est menacé de sanctions. Car « l’affaire est close côté SNCF », lui indique son directeur par courrier. « Il y a un fond de racisme ordinaire à la SNCF, déplore-t-il. On ne dit pas que l’arbre est pourri, mais il faudrait couper quelques fruits. Et ça, la direction refuse de le faire. »
Jean-Marie Le Pen avec des moustaches à la Hitler dans le casier
Et ce, même quand elle est condamnée en justice. C’est l’exemple d’Alain Ngamukol, 35 ans. Sur les 40 agents de la police ferroviaire basée à Sevran (Seine-Saint-Denis), « je suis le seul Africain », précise-t-il. Est-ce pour cette raison qu’il retrouve une photo de Jean-Marie Le Pen avec une moustache à la Hitler, dans son casier ? Ou qu’un de ses collègues pointe son pistolet – les policiers ferroviaires sont tous armés – vers lui dans les vestiaires ? Là aussi pour rire, certainement… Ou encore que ses collègues ouvrent la fenêtre quand il entre dans une pièce ?
Malgré ses demandes répétées, sa hiérarchie n’a jamais voulu le changer d’équipe. Il a porté plainte pour harcèlement moral et la Cour d’appel de Versailles lui a attribué, en novembre 2011, 8 000 euros de dommages et intérêts pour atteinte à la dignité. La SNCF a payé. Les harceleurs n’ont pas été inquiétés. Quant à Alain, il est depuis plus de trois ans en arrêt maladie.
Rapports accablants de la Halde et du Défenseur des droits
On pourrait aussi évoquer le rapport accablant pour la SNCF de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde), qui écrit, dans le cas de Tiemoko Toure, que l’entreprise « a manqué à son obligation de résultat en matière de harcèlement » et que les sanctions prises à l’égard de ses harceleurs sont « tardives » et « manifestement insuffisantes ». Tiemoko Toure a même reçu une lettre d’excuses de la part de l’entreprise, ce qui n’a pas empêché son chef – un des responsables du harcèlement – d’être promu.
On pourrait également rappeler les conclusions du Défenseur des droits concernant le cas de Nourdine Lekhnati : « Il existe un faisceau d’indices mettant en évidence qu’il existe un lien entre l’origine de Nourdine Lekhnati et son absence d’évolution de carrière », écrivait la Haute autorité il y a quelques mois.
Entre les papis marocains et les jeunes générations, une filiation
On pourrait encore faire le lien entre ces discriminations et celles dont ont été victimes tout au long de leur carrière les Marocains que la SNCF est allée recruter dans leur pays dans les années 1970, quand l’entreprise publique avait besoin de main-d’œuvre et pas chère.
Aujourd’hui, 744 de ces quelque 2 000 hommes – dont un certain nombre sont devenus Français sur le tard – portent plainte contre la SNCF pour discrimination. Jamais ils n’ont obtenu les mêmes droits et avantages que leurs homologues français, car l’accès au statut protecteur de cheminot est réservé aux Hexagonaux et aux ressortissants de l’Union européenne de moins de 45 ans.
Ils cotisent à l’assurance vieillesse et maladie du régime général et ne peuvent donc pas partir à la retraite à 55 ans comme les cheminots ; ils ne sont pas intégrés au processus de notation de la SNCF ; les concours internes ne leur sont pas tous ouverts, etc. Pourtant, leur contrat de travail stipule que « le travailleur étranger a droit au même régime de travail que les ouvriers français ». Aujourd’hui, leur avocat réclame 450 000 euros de dommages et intérêts pour chacun des plaignants. Sur cette affaire, en cours devant les Prud’hommes de Paris, la SNCF se refuse à tout commentaire.
Dans les deux cas, « c’est les mêmes a priori racistes et les mêmes inégalités de traitement auxquels on est confrontés, il y a une filiation », estime Radouane. « Ce collectif “Droit à la différence” est une manière de poursuivre la lutte initiée par les papas », abonde Zineb Lamliti, 33 ans, contrôleuse. Son père, que la SNCF est allée chercher au Maroc, est décédé en poste en 2003, à 62 ans. Devenu sourd, il n’a pas entendu le wagon lui foncer dessus. C’était le plus âgé de l’équipe.
« Le risque zéro n’existe pas »
A la SNCF, on réfute toute comparaison entre les deux affaires. « Dans le cas des Marocains, c’est une histoire de réglementation, pas de discrimination dans le sens de “harcèlement” », indique le service communication de l’entreprise. Et l’on préfère rappeler que la SNCF a signé, dès 2004, la charte de la diversité, qu’elle recrute dans les zones urbaines sensibles, que ses managers reçoivent une formation contre les discriminations, qu’un dispositif d’alerte devrait bientôt être mis en place, et qu’un responsable de la diversité, Claude Mwangelu, est en poste.…
Ce responsable, qui n’a pas souhaité répondre à nos questions, admettait lors d’une interview au quotidien 20 minutes en avril, qu’avec 160 000 agents « le risque zéro n’existe pas ». Il nous assurait toutefois que « tout comportement prohibé et discriminatoire est condamné et fait l’objet de sanctions disciplinaires ». Il rappelait aussi que depuis 2005, « 80 à 90 dossiers » ont été placés au contentieux.
« Mais l’entreprise, capable de déployer des moyens importants pour se présenter comme la championne de l’éco-mobilité et de l’égalité hommes-femmes reste, sur le sujet des discriminations raciales, timorée », tempère Eric Ferreres. secrétaire général de la CGT en charge des questions de protection sociale, il dit n’avoir « aucune lisibilité sur la portée des actions de la SNCF contre ces discriminations ». En a-t-il déjà parlé avec Claude Mwangelu ? « Qui est-ce ? », demande-t-il.
Les extraits des courriers et des rapports de la Halde et du Défenseur des droits ont été sélectionnés par l’auteure de cet article, qui en a obtenu une copie. Les rapports de la Halde ne sont pas publiés ici car ils ne sont pas publics, pour le respect de l’anonymat des personnes.
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