Sans ancrage, la finance ? Pas d’accord. Aussi globalisés et dématérialisés que soient les marchés, dame Finance, comme vous et moi, a besoin d’un lieu pour s’épanouir. Son adresse favorite ? La City, à Londres, qui dispute à Wall Street le titre de première place financière mondiale. C’est là que s’échangent chaque jour 2,7 milliards de milliards de dollars (2,13 milliards de milliards d’euros) en devises, soit 40 % des flux planétaires. Et c’est aussi là que sont émis et revendus 70 % des titres obligataires du monde. Si les chiffres défient l’imagination, la City, elle, n’a rien d’abstrait. Au bord de la Tamise, dans le cœur historique de la capitale anglaise, entre le dôme monumental de la cathédrale Saint-Paul, le Barbican Centre et les échoppes vernissées de Leadenhall Market, que l’on croirait sorties d’un roman de Dickens, prospèrent près de trois cents banques et fonds d’investissement.
De HSBC à Barclays, de Goldman Sachs à la Deutsche Bank, en passant par la Bank of China ou la Moscow Narodny Bank, la City, c’est définitivement the place to be pour élaborer de nouveaux produits financiers, toujours plus sophistiqués, avec les spécialistes les plus pointus et une régulation souvent qualifiée de « light touch » : légère. Trop légère, c’est sûr, avant la crise de 2008-2009 : « La Financial Services Authority (L’autorité des services financiers, ndlr), chargée de surveiller les pratiques du secteur, était aussi censée “ sauvegarder la compétitivité de la City ”, ce qui était totalement contradictoire et justifiait toutes les dérives, fait remarquer Greg Ford, de l’ONG Finance Watch. Les exigences de fonds propres étaient minimales et le développement du shadow banking (activité financière d’organismes qui ne sont pas des banques, ndlr) assez incontrôlable. »
Aujourd’hui encore, « les décideurs politiques britanniques, qu’ils soient travaillistes ou conservateurs, restent persuadés que la City est un bien national, quelque chose comme une poule aux œufs d’or », observe Robert Jenkins, ancien gestionnaire de fonds passé par la Banque d’Angleterre, aujourd’hui professeur à la London School of Economics. Résultat : pas touche ! La City fonctionne comme une petite république des marchés, avec un fort degré d’autonomie et une évidente influence politique.
La vieille dame et le cornichon
A la City, les minuscules kiosques à journaux mettent en devanture l’austère Financial Times, titre favori des quelque 400 000 personnes qui débarquent chaque matin aux stations de métro Saint-Paul, Mansion House ou Bank pour aller bûcher leurs dossiers de fusion-acquisition ou de défiscalisation. Après, il est possible de se muscler au Banker’s Health Club ou de boire un verre dans l’enceinte luxueuse de l’ancien Royal Stock Exchange, sur Threadneedle Street, en face de la vénérable Banque d’Angleterre, la « vieille dame » pour les intimes. Ici, les gratte-ciel de verre et de béton, comme le « Gerkhin » (le « cornichon »), poussent entre les façades victoriennes, au débouché de ruelles médiévales. « Rien à voir avec les tours sans âme de la Défense », sourit le Français Julien Moulin, ex-gestionnaire de fonds chez Barclays. Revenu à la City pour lever des fonds « parce que l’argent se trouve ici », le jeune quadra se souvient avec plaisir des business friends avec qui « on boit des bières le jeudi soir dans les vieux pubs du coin, comme le Magpie ou le Bell. La City, c’est une ambiance à la fois internationale et très anglaise. Une vraie sociabilité, d’anciens réseaux british bien rodés. Bref, un monde ! »« Aberration institutionnelle »
Il ne croit pas si bien dire. En réalité, la finance dispose bel et bien, à la City, d’un gouvernement municipal, d’une police, d’un emblème – un blason orné de deux griffons – et d’un représentant officiel auprès du Parlement britannique, le « Remembrancer », chargé de surveiller le travail législatif ! Ce petit territoire d’à peine plus de deux kilomètres carrés, le Square Mile, Lord Maurice Glasman en a découvert les arcanes avec stupeur. Ce professeur de sciences politiques et membre travailliste de la Chambre des lords a enseigné aux marges du quartier financier, à Aldgate. De là, il s’est mobilisé pour sauver un marché… de fruits et légumes.En 2001, Spitalfields Market, dans le quartier assez déshérité de Tower Hamlets, se trouve menacé par un gros projet immobilier. A l’étroit dans ses frontières historiques, la City rêve de s’étendre. « On a porté l’affaire devant les tribunaux, raconte lord Maurice Glasman. Dans l’attente du verdict, les travaux ont été interrompus. En pareil cas, d’habitude, le promoteur se décourage. Or, les ouvriers continuaient à venir tous les jours, coiffés de leur casque de chantier, payés à ne rien faire. J’ai compris alors que le projet bénéficiait du soutien financier de la puissante City of London Corporation. »
Quoi, qui ça ? Ville franche depuis le XIe siècle, « la plus ancienne démocratie municipale au monde », selon le site maison, la City of London Corporation constitue, selon Maurice Glasman, « une aberration institutionnelle ». Laissée volontairement de côté par Guillaume le Conquérant, qui s’emparait du reste de l’Angleterre, la commune marchande s’est développée « hors du cadre des institutions britanniques », poursuit le lord travailliste. Cette entité « bizarre », « jamais endettée », dispose (depuis 1189, excusez du peu) d’un lord-maire élu chaque année, qui n’est pas le maire de Londres, mais gouverne exclusivement le Square Mile. Un petit Etat dans l’Etat : « Au cours de l’histoire, le lord-maire s’est dressé à plusieurs reprises contre l’autorité du roi, rappelle lord Maurice Glasman. Cromwell, rebelle, a trouvé refuge dans la City. »
Parade en carrosse
L’ancienne commune des laitiers, menuisiers et ferronniers a beau être devenue celle des gestionnaires de fonds et des banquiers d’affaires, le lord-maire parade toujours une fois l’an autour de sa résidence de Mansion House dans un somptueux carrosse doré. Derrière lui, les représentants des anciennes guildes (les « worshipful livery companies ») arborent leurs spectaculaires costumes d’apparat, leurs capes bordées d’hermine et leurs épées à l’insigne de vieux métiers médiévaux que personne dans la City ne pratique plus depuis longtemps. Parmi la centaine de guildes que compte la City, au sein desquelles il est d’usage de choisir le lord-maire et le conseil municipal, on peut mentionner les maréchaux-ferrants et les fabricants de chandelles ! « Il s’en crée chaque année de nouvelles, précise Murray Craig, clerc à la Cour du chambellan à la City of London Corporation. Il y a la guilde des relations publiques et celle des ressources humaines. » Vêtu d’une cape noire, ce quinquagénaire élancé préside aux cérémonies d’intronisation dans les guildes. Dans une haute salle de Guildhall, le vaste hôtel de ville de la City édifié au XVe siècle, détruit et reconstruit, l’impétrant fait solennellement vœu de « loyauté » envers la reine et d’« obéissance » envers la City of London Corporation. « Entrer dans une guilde, c’est devenir “ freeman ”, c’est-à-dire citoyen de la City », explique Murray Craig.Folklorique ? Pas seulement : « La tradition, c’est du soft power », résume Nick Matthiason, du Bureau of Investigative Journalism (bureau de journalisme d’enquête), désignant par là le pouvoir efficace et diffus du rayonnement culturel. Irrésistible ! Forte de son passé médiéval de commune libre et de son patrimoine historique accumulé par les guildes pendant des siècles, la City of London Corporation dispose à la fois d’un fort capital de sympathie et… d’un capital tout court. Constitué au fil des siècles, le fonds d’investissement des guildes, City Cash, se monte à 1,8 milliard de livres sterling (2,2 milliards d’euros). A la clé, un lobby sans pareil.
Elu essentiellement par le management des entreprises de la City, au prorata de leurs effectifs – un cas unique au monde (Voir encadré au bas de cet article) –, le lord-maire est en effet chargé officiellement de « soutenir la City comme leader mondial de la finance ». Nul doute qu’Alan Yarrow, le tout nouveau lord-maire, fort d’une belle carrière au sein de la banque privée Kleinwort-Benson, remplira parfaitement cet office – comme l’avait fait avant lui l’avocate d’affaires Fiona Woolf, supportrice de la dérégulation financière, de Hong Kong à Bahrein. L’un comme l’autre peuvent compter sur Mark Boleat, « chef des politiques et des ressources », véritable Premier ministre de la City, très actif à Londres comme à Bruxelles.
Dans la capitale européenne, il passe « deux à trois jours par mois » et dispose d’un bureau « avec deux salariés et demi ». Dans son collimateur, en autres, la taxe sur les transactions financières, initiée après la crise pour introduire un grain de sable dans les rouages de la spéculation, sur le modèle de la taxe Tobin, en cours d’adoption par onze pays de l’Union européenne : « Nous n’aimons pas ça. » Très cash, Mark Boleat explique qu’il s’efforce d’empêcher la taxe de voir le jour. Ses armes ? Argumentaires techniques et relations publiques.
Retour de bâton limité
Au début du mois d’octobre, il a invité le Premier ministre français, Manuel Valls, à passer à Guidhall lors de sa visite à Londres, puis Matteo Renzi, son homologue italien : « Normal, la City invite toujours les chefs d’Etat et de gouvernement ». Une stratégie d’influence efficace : au poste crucial de commissaire européen à la Stabilité financière, aux Services financiers et à l’Union des marchés de capitaux, le conservateur Jonathan Hill, ancien lobbyiste dans la finance, a remplacé en octobre le Français Michel Barnier. Mark Boleat se réjouit. Malgré les excès révélés par la crise financière, le retour de bâton réglementaire a été limité : « La City a su se faire entendre. On a bien travaillé. » —Les deux visages de la City of London Corporation
Autorité municipale, la City of London Corporation gère, comme toute commune, le nettoyage des rues, l’enlèvement des ordures, l’entretien des espaces verts, ainsi que des services culturels, comme le Barbican Centre. Lobby puissant, elle « soutient et promeut la City comme leader mondial de la finance ». Chaque année, les résidents de la City (environ 10 000 personnes) et les entreprises enregistrées dans le Square Mile élisent le lord-maire et le conseil municipal. Les habitants disposent d’une voix chacun, comme dans toute démocratie. Les entreprises disposent, elles, de 32 000 voix réparties au prorata de leurs effectifs, exercées par la direction. —
Le mois prochain, retrouvez notre reportage au siège de l’ONU, à New York.
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