Pourquoi des scientifiques réunis au sein de l’Initiative Océan 2015 ont-il décidé de se mobiliser ?
La question que nous nous posons est : comment avoir une influence sur ce qui va se dire à la COP21 en décembre prochain ? Le groupe de l’Initiative Océans 2015 réunit 22 scientifiques, dont la moitié fait partie du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Dans son cinquième rapport, celui-ci a, pour la première fois, consacré, dans le deuxième groupe de travail dédié aux impacts et aux adaptions, deux chapitres entiers à l’océan. Pourtant, celui-ci n’est pas assez pris en compte dans les négociations climatiques. Le principe de ces négociations, ce sont des pays qui négocient entre eux. Les pays discutent sur les forêts par exemple, car elles appartiennent toutes à des Etats. Mais une bonne partie de l’océan se situe en dehors de toute juridiction nationale. Qui négocie pour quelque chose qui n’appartient à personne ?
Pourquoi faut-il absolument que la question des océans soit prise en compte par les négociateurs ?
S’il y avait un seul milieu à prendre en considération sur la question des changements climatiques ce serait l’océan ! Il absorbe 90% de la chaleur accumulée et entre un quart et un tiers du CO
2 émis dans l’atmosphère. Cela signifie clairement que si l’océan n’était pas là, on ne serait déjà plus là non plus. Le réchauffement serait bien plus important aujourd’hui. L’océan constitue un bien public mondial, qui ne peut pas être un objet de négociation en tant que tel. Par contre, que l’arène des négociations prenne conscience de l’importance des océans dans la régulation du climat, c’est décisif.
Que disent les résultats de vos analyses, récemment publiés dans la revue Science ?
Nous avons essayé d’évaluer le risque d’impacts pour différents organismes, écosystèmes et services écosystémiques dans le temps présent, dans un scénario à +2°C, et dans un scénario à +4°C, qui correspond à la trajectoire d’émissions actuelles, si on ne fait rien. Or, il y a déjà des impacts aujourd’hui. L’exemple emblématique, ce sont les coraux, pour lesquels les spécialistes mesurent déjà des impacts très importants. Sur les questions de changement climatique, on disait jusqu’à récemment : il faut se préparer, à l’horizon de quelques décennies. En réalité, ça a commencé. Il faut arrêter de se dire que cela concernera les générations futures. Par ailleurs, on parle des impacts du changement climatique généralement pour les pays en développement. Mais l’aquaculture de coquillages sur la côte ouest des Etats-Unis subit déjà des impacts ! Dans le cas des océans, la division Nord-Sud est balayée. Les impacts sont d’ores et déjà détectables, et à toutes les latitudes.
Quelles sont les perspectives ?
Dans un scénario de limitation du réchauffement à +2°C, bien sûr, les problèmes vont empirer. Mais les impacts resteront d’ordre plutôt modéré : ce sera un monde océanique un peu différent de celui que nous connaissons, un peu plus difficile, mais qui ressemblera malgré tout au nôtre. Les stocks de poissons vont migrer, par exemple, pour remonter en latitude vers des eaux plus fraîches. Aux échelles locales, cette redistribution aura des conséquences. Les communautés de pêcheurs vont devoir trouver des solutions. Il faudra sans doute modifier les accords de pêche internationaux. On ne pourra plus faire de l’huître ou de la moule dans certains endroits. Faudra-t-il faire migrer les entreprises ? Comment cela va-t-il se passer ? Des questions sociales, économiques, locales vont se poser. Mais on pourra sans doute trouver des solutions. Il y aura des gagnants et des perdants, on ne sait pas lesquels. Par contre, à +4°C, le monde devient très différent du nôtre. Dans le cas des coraux par exemple, on s’attend à une importante réduction de leur surface à l’échelle de la planète. Or, perdre les coraux aujourd’hui, pour les humains, c’est un problème : de nombreuses communautés vivent des ressources fournies par ces écosystèmes. Dans le cas des stocks de poissons, c’est la question de la sécurité alimentaire mondiale qui sera posée. Dans un monde à +4°C, cette question-là devient un point d’interrogation. Dans tous les cas, nous allons avoir à gérer des problèmes. Si l’on fait en sorte de rester dans une trajectoire à +2°C, on peut y arriver. Si on dépasse cette limite, on risque de vivre dans un monde ingérable, ou alors gérable sur certains aspects, mais à quel prix ?
S’il n’est pas trop tard, qu’attendez-vous des décideurs ?
C’est très clair, il faut qu’ils mettent sur la table des efforts ambitieux de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Dans notre étude, nous avons certes identifié un panel de solutions qui comprennent la restauration des écosystèmes dégradés, la protection des ceux qui ne sont pas encore trop affectés et l’adaptation des sociétés par l’intermédiaire de relocalisation d’activités notamment. Ces actions sont déjà en route dans différents coins de la planète et ont des effets intéressants. Ce panel de solutions, c’est notre marge de manœuvre. Le problème, c’est que plus on va vers +4°C, moins on aura de solutions, et moins les solutions qui resteront seront efficaces. Notre marge de manoeuvre se réduira considérablement. Par exemple, toujours sur les coraux, on peut aujourd’hui restaurer ceux qui sont déjà dégradés. Mais, dans cinquante ans, si l’acidification et le réchauffement se sont accentués, ça deviendra beaucoup plus compliqué. C’est pour cela que la solution dominante demeure la réduction de la concentration de CO
2 dans l’atmosphère et donc des émissions. Espérer rester dans une trajectoire à +2°C n’est pas infaisable ! Ce n’est pas impossible aujourd’hui, mais ça demande une vraie volonté politique internationale. Il faut un accord global pour limiter le réchauffement à +2°C.
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