Jusqu’au 17 avril, ministres, chefs d’Etats, parlementaires, experts, dirigeants d’entreprises privées, représentants de collectivités locales et ONG ont rendez-vous à Daegu et Gyeongbuk, en Corée du sud. Le 7e Forum mondial de l’eau, qui s’est ouvert dimanche, consacrera une part de ses discussions aux 748 millions de personnes dans le monde qui n’ont toujours pas accès à l’eau potable. Pour Alexandre Taithe, spécialiste de l’eau à la Fondation pour la recherche stratégique, l’enjeu est avant tout politique.
Terra eco : En 2012, la dernière édition du Forum mondial de l’eau, à Marseille, était consacrée au « temps des solutions ». Cette année, les organisateurs ont décidé de se focaliser sur le « temps de la mise en œuvre ». Y a t-il de réelles améliorations sur le terrain ?
Alexandre Taithe : Sincèrement, cela peine à avancer. Mais le Forum mondial de l’eau n’est pas l’endroit où l’on résout le problème de l’accès à l’eau dans le monde. C’est un temps fort qui permet de sensibiliser les opinions publiques, de réunir des experts et de confronter des idées. A Marseille, en 2012, j’ai découvert des systèmes d’approvisionnement qui ont fait leurs preuves au Pakistan, mais une solution valable dans un pays ne le sera peut-être pas dans un autre. Pour moi, le Forum a surtout une importance politique. Il permet de mettre en lumière un enjeu et d’éveiller l’intérêt des décideurs du monde entier. C’est l’essentiel, puisque ce sont eux qui ont le dossier entre les mains. L’eau est un bien local. Les réponses se trouvent donc au niveau local.
Et dans les faits, est-ce que ce rôle d’influence fonctionne ?
Depuis quinze ans, les progrès dans l’accès à l’eau ont été considérables, même s’ils ont été limités par une croissance démographique importante. En Corée, il sera aussi question des termes utilisés dans l’agenda que les Nations unies adopteront en septembre pour remplacer nos Objectifs du millénaire pour le développement. Jusqu’à maintenant, nous nous sommes focalisés sur l’accès à l’eau améliorée, qui n’est pas toujours potable. Ces quinze prochaines années, nous mettrons peut-être la barre plus haut, en parlant d’eau potable.
La présence des grands groupes privés au Forum mondial de l’eau a souvent été contestée, au point de voir émerger un forum alternatif. Qu’en pensez-vous ?
Je n’ai rien contre les altermondialistes. Pour avoir assisté à certaines de leurs réunions en marge du dernier Forum de l’eau, ce qui m’a frappé, c’est que le mot « agriculture » n’est jamais prononcé. L’accent est mis sur les entreprises privées. A mon sens, ils se trompent de cible.
Selon vous, tout est donc une question d’agriculture ?
La question qui se pose pour un dirigeant est la suivante : « J’ai telle ressource, qui vais-je servir en premier ? » La plupart du temps, c’est l’agriculture qui engloutit les ressources. Les grands dirigeants viennent souvent du secteur agricole. Quand ce n’est pas le cas, les collectivités rurales sont très bien représentées au niveau politique. Et puis l’agriculture a une dimension sociale : elle protège les populations de la faim, ce qui limite les marges de manœuvre des gouvernants. Pourtant, c’est bien sur ce levier qu’il faut jouer si l’on veut permettre un partage plus équitable des ressources. Malheureusement, le temps de l’eau est plus long que l’agenda politique et un dirigeant qui commencerait une refonte totale de l’agriculture serait surement impopulaire.
Vous mettez l’accent sur la demande plutôt que sur l’offre d’eau…
Nous avons tendance à favoriser une vision technologique de l’eau. Comme les gouvernants n’ont pas les moyens de réformer la demande, ils privilégient la course à l’offre. On se lance dans le dessalement et le transfert de l’eau sur longues distances. On va toujours chercher plus loin et plus profond au lieu de se poser la question des usages de l’eau. La technologie fait partie de la solution, mais il faut qu’elle soit accompagnée d’une forte action sur la demande. Sans cela, nous vivrons dans une abondance en trompe-l’œil qui coûte cher et qui consomme beaucoup d’énergie. Je pense à Israël, par exemple, où l’on construit un canal sur 200 km pour acheminer de l’eau jusqu’aux fermes. Je pense aussi à la Chine où la politique de l’eau est mise en œuvre par un corps d’ingénieurs hydrauliques capables de déplacer l’eau sur 1 200 km peu importe le coût énergétique. On pourrait aussi parler de l’Espagne où Franco a voulu transformer des zones sèches en régions agricoles. Aujourd’hui, ces régions invoquent une solidarité nationale, mais transférer de l’eau du Nord au Sud pour soutenir un secteur économique n’a pas de sens.
Quand la technique l’emporte sur le politique, quels sont les risques ?
Les pays deviennent ultravulnérables. Les Emirats, le Bahrein ou le Qatar disposent de deux à cinq jours de stock en eau, pas plus ! En cas de pollution dans le golfe arabo-persique, toutes les usines de dessalement seraient à l’arrêt, car on ne peut pas les faire marcher avec une eau souillée. Tout cela a aussi un impact écologique. Même dans le cas d’usines de dessalement où les ressources semblent inépuisables, les rejets de sel vont finir par poser problème. Quant aux eaux souterraines, c’est comme le pétrole : les ressources ne sont pas infinies. Certaines ont mis des milliers d’années à se former et nous, nous les utilisons sans poser la question de l’usage de cette eau. A part dire aux enfants de couper le robinet quand ils se lavent les dents, nous n’avons pas le même discours sur l’eau que sur l’énergie. Pour l’énergie, il y a des incitations pour favoriser les économies. Il y a le changement des ampoules, les mesures fiscales pour l’isolement des maisons ou le double vitrage. Pour l’eau, cela n’existe pas.
Comment résoudre les problèmes, alors ?
L’eau ne doit plus être technologique, elle doit redevenir politique. Les gouvernants doivent réformer, même si c’est difficile. En Asie centrale, depuis quarante ans, on cultive le coton, qui demande beaucoup d’eau. Grâce à la recherche, on connaît désormais des alternatives moins gourmandes. Idem pour la nourriture. Là où il n’y a pas d’eau, il faut favoriser les cultures arides ou semi-arides, comme le sorgho. Certaines villes, comme Hermosillo, au Mexique, ou Amman, en Jordanie, ont racheté leur droit en eau aux agriculteurs. Avec l’argent perçu, les paysans ont investi pour s’adapter à de nouvelles cultures moins consommatrices. L’eau économisée a ensuite pu être fournie aux habitants. Ce sont ce genre d’initiatives qui devraient se développer, mais elles dépendent d’un choix politique.
On assiste à une vague de remunicipalisations. Est-ce que cela signifie que les privés ont perdu la partie ?
Depuis le milieu des années 1990, le privé n’investit plus un centime dans les pays en développement. Hormis quelques contrats anciens, les entreprises se limitent à quelques pays comme la Chine, l’Inde, l’Europe de l’Est ou le Moyen-Orient, où le cadre leur semble assez stable. Le revers de la médaille, c’est le manque de financements pour investir dans de grandes infrastructures. Dans les pays développés, la question est différente, car l’accès à l’eau est déjà assuré. Dans le passé, les groupes privés ont abusé, parce que les relations avec les communes étaient déséquilibrées. Un ensemble de lois a permis de rééquilibrer la donne. Les prix sont encore excessifs dans certains endroits, mais quand on regarde le différentiel de prix en faveur des régies publiques, l’écart n’est pas énorme. Surtout, il ne faut pas oublier que les situations ne sont pas les mêmes sur l’ensemble du territoire. Il coûte bien plus cher de fournir une eau de qualité en Bretagne où les réseaux sont pollués que dans une petite ville de montagne. Remunicipaliser ou non dépend, là aussi, d’un choix politique. Est ce que la commune veut embaucher 70 personnes supplémentaires, par exemple ? Il n’y a pas de modèle plus vertueux. L’essentiel, c’est que les communes aient la possibilité de comprendre les contrats signés avec les privés et de contrebalancer si besoin.
A l’approche de la COP21, l’enjeu du Forum mondial sera aussi d’intégrer les questions de l’eau dans les négociations…
Les questions climatiques sont montées dans l’agenda, ce qui est encourageant. Plusieurs fois, j’ai entendu ceux qui militent pour l’accès à l’eau au niveau mondial dire qu’ils avaient peur que la question climatique éclipse celle de l’eau. L’assainissement de l’eau est peut-être plus terre à terre que le climat, mais c’est un enjeu essentiel, responsable de la surmorbidité dans les villes. Je suis persuadé que l’on peut travailler sur les deux thématiques, d’autant plus que le changement climatique a un impact sur la disponibilité de l’eau ou le débit des rivières. L’eau et le climat ne sont pas en concurrence.
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