En mars 2003, je suis partie pour la première fois à Tchernobyl pour le quotidien Libération. Aucun anniversaire ne se profilait à l’horizon – la fenêtre de tir médiatique s’ouvre tous les cinq ans – et personne, dans la presse, ne s’y intéressait. J’étais donc peinarde. Pour me rendre compte des conditions de vie en territoire contaminé, je n’avais pas le choix, il fallait y aller. Mais moi, je voulais plus. Je voulais vivre et sentir ce que vivaient les populations locales. J’ose écrire que j’étais excitée par le danger que je m’apprêtais à courir. C’est peut-être cela que sentent les reporters de guerre. Sauf qu’en l’occurrence, la radioactivité est un ennemi invisible, indolore, inodore… et le danger qu’elle représente est complexe à déterminer.
En Ukraine, où se trouve la centrale, peu de monde vit en zone contaminée. J’ai donc décidé de partir en Biélorussie, à quelques kilomètre au nord, là où 70 % des rejets radioactifs de Tchernobyl se sont répandus dans la plus grande invisibilité. Là-bas, deux millions de personnes, sur les dix que compte le pays, vivent dans des territoires contaminés à des degrés divers. Vingt-cinq ans après l’explosion du réacteur 4, le 26 avril 1986, près d’un quart du pays reste souillé, par poches, par du césium 137, un radionucléide dont la demi-vie est de trente ans. Cela signifie que la radioactivité de cet élément aura seulement diminué de moitié en 2016. Et qu’en clair, la Biélorussie est atteinte pour des siècles. La confrontation avec ces échelles de temps m’a toujours laissée songeuse.
Deux vieilles babouchkas
Dans les forêts de bouleaux, le compteur Geiger crépitait pour indiquer 200, 300 voire 600 micro-rœntgens par heure. Par comparaison, à Minsk, la capitale de la Biélorussie, le bruit de fond de la radioactivité naturelle est de 12 microrœntgens par heure, une dose quinze à cinquante fois inférieure. Or, si ces bois sont contaminés, tout ce qui y pousse ou y vit l’est aussi : les champignons dont raffolent les habitants, mais aussi les baies, les arbres et le gibier. Il n’est pas rare, vous savez, de retrouver des sangliers contaminés dans les forêts allemandes où s’est accroché le nuage… De fait, toute la chaîne alimentaire est touchée. En Biélorussie, on peut cueillir, vingt-cinq ans après l’accident de Tchernobyl, des champignons qui affichent une « activité » de 240 000 becquerels par kg (1) ou mesurer du lait de vache à 2 000 becquerels par litre. L’activité d’un humain de 70 kg ? Environ 8 000 becquerels.
Je me souviens du froid et de la pluie, de bourgades abandonnées de part et d’autres d’immenses routes désertes. Vers Bartolomeevska, un des nombreux villages évacués du sud-est de la Biélorussie, je suis tombée nez à nez avec deux vieilles babouchkas, Léna et Liouda, le visage encadré par d’antiques fichus fleuris. De retour d’un lointain marché, elles traînaient deux cabas brinquebalants sur une route balayée par les vents, au cœur d’un no man’s land atomique. C’est auprès d’elles que j’ai reçu une bonne leçon de philosophie à la russe. « La radioactivité, mon petit, on en mange tous les jours, mais on s’en fiche. Nous sommes vieilles, il ne se passera rien de grave. » Interroger ceux qui habitent là-bas est toujours une épreuve. Ils vivent loin de tout mais au plus proche d’une vie étrange, où tout a l’air normal et où rien ne l’est.
Un manège bloqué en 1986
Deux ans plus tard, en 2005, j’ai accompagné un séminaire d’un laboratoire de l’université de Caen, spécialisé dans la sociologie des risques. Philosophie, histoire, sociologie… Durant une semaine, les débats tournaient autour du « monstre », de « l’épicentre », du temps dans lequel cette catastrophe nous convoque. Après avoir discuté d’elle durant des jours, nous pouvions enfin approcher la centrale, lui tourner autour, la photographier. Errer dans Prypiat aussi, la ville de 40 000 habitants évacuée trente heures après l’explosion, se perdre dans les immeubles abandonnés, s’essayer au manège resté bloqué en 1986. Avec les philosophes Jean-Pierre Dupuy et Henri-Pierre Jeudy également présents, nous étions sans voix devant ce monstre d’acier toxique, devant cette fameuse colonne rouge et blanche, devant cette cité désertée où la végétation reprend inexorablement ses droits. Je regardais compulsivement mon dosimètre fourré au fond de ma poche sans vraiment comprendre les indications données (j’ai oublié les doses prises à l’époque). Tchernobyl a fait l’effet d’une flèche qui a mis plusieurs années à sortir de mon corps et de ma tête. Aujourd’hui, dans mon panthéon des accidents nucléaires majeurs, Fukushima prend sa place. —
(1) Une matière radioactive se caractérise par son activité, c’est-à-dire le nombre de désintégrations de noyaux radioactifs par seconde qui se produisent en son sein. 1 becquerel correspond à une désintégration par seconde.
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