Difficulté ✭✭✭✭
Tout a commencé sur la presqu’île de Scoraig, en Ecosse, au milieu des années 1970. Le jeune Hugh Piggott, un « hippie désireux de revenir à la terre » (selon ses propres mots), s’installe sur ces terres balayées par les vents, isolées de tout réseau électrique et quasiment désertées. Très vite, il va s’improviser constructeur d’éoliennes et consacrer les vingt années qui suivent à tenter d’exploiter l’énergie du vent pour alimenter sa maison et celle de ses voisins. Rien que ça.
Après nombre d’échecs et d’approximations (relatés sur son site Internet), Piggott parvient à trouver une méthode efficace, équipe les habitants en quête d’alternatives (1) qui ont rejoint l’île, et acquiert une renommée internationale. Au tournant des années 2000, il commence à animer des conférences et des stages pratiques. Depuis, son modèle se répand dans le monde entier. De stage en stage, les formés deviennent formateurs, sans obligation ni diplôme. En France, au moins 200 stages ont été organisés par l’association Tripalium depuis neuf ans.
Huiles essentielles et huile de coude
C’est l’une de ces éoliennes - ornée d’un papillon géant - qui m’apprend que je suis arrivé à destination. Marie et Hervé accueillent dans la bâtisse en bois - construite de leurs mains - un stage d’auto-construction d’éoliennes, à Scaër, en Bretagne. Ils ont accepté que je suive et participe à l’aventure, moi qui ait deux mains gauches. En plus d’héberger les ateliers, une partie des stagiaires et ma pomme, Marie est organisatrice du stage avec l’association Al’Terre Breizh qu’elle a cofondée. Son mari Hervé, grand touche-à-tout et charpentier autodidacte, est, lui, l’un des formateurs.
L’éolienne installée sur le terrain de Marie et Hervé.
J’arrive au beau milieu de la formation, un mercredi en début d’après-midi. Il règne une odeur de sciure et d’huiles essentielles – j’apprendrai plus tard que nombre de stagiaires sont adeptes de l’aromathérapie – et une ambiance studieuse. La maison entière est organisée en ateliers. Le premier d’entre eux se trouve dans la cuisine, où des bénévoles préparent les repas. Les énormes marmites ne contiennent que des produits locaux, destinés à des plats végétariens pour la plupart. « On tient à servir des repas savoureux et à très faible impact, ça fait partie du stage », insiste Marie.
La maison construite par Marie et Hervé. A l’arrière, le garage bleu reconverti en atelier de construction d’éoliennes.
Des tableaux Excel à l’autonomie
La suite, c’est Laurent qui me la montre. Formateur en chef, il en est à son cinquième stage. « Je suis ingénieur informaticien, je passe mes journées derrière mon ordi avec des tableaux Excel. Ces stages sont pour moi une occasion super de rencontrer des gens en dehors de mes réseaux et relations habituels. » Voilà qui le motive à ouvrir les ateliers à 8h le matin, et à les fermer parfois tard dans la soirée.Il me guide à travers les pièces, « tu vas faire comme tout le monde, c’est-à-dire que tu vas observer et tu vas choisir là où tu veux bosser ». La pression monte et, soyons honnête, je commence à chercher des yeux la tâche la plus simple à effectuer. Le garage de 70 m2 ressemble à une joyeuse chaîne de montage, où les stagiaires sont tour à tour ouvrier, observateur et contremaître. De tous âges, ils sont ingénieur, photographe, maraîcher, informaticien, sans emploi, infographiste, électricien ou plombier. On compte une majorité d’hommes, bricoleurs et militants. Mais aussi des femmes, des personnes presque aussi novices que moi et d’autres moins engagées. L’hiver breton s’engouffre sous les portes de garage, on porte plusieurs paires de chaussettes et les pauses café interrompent le travail à heure fixe. Deux éoliennes seront fabriquées en à peine cinq jours.
A gauche, des stagiaires fabriquent les pâles. A droite, un autre joue de la disqueuse.
Le mariage du métal
Dehors, c’est l’atelier métal. « C’est le squelette de l’éolienne, le plus important. Le reste, c’est du gâteau », m’interpelle Mihäil, joyeux quadragénaire à la casquette vissée sur la tête. Bien peu bricoleur et plutôt habitué aux journées derrière l’ordinateur, j’écoute d’une oreille craintive les mots de Jean, le pro de la soudure : « Souder est un métier qui demande une énorme maîtrise de ses mains. Parfois, on est si concentré qu’on entre en apnée, il faut toujours penser à bien respirer. » Les autres stagiaires novices osent approcher, masqués, du poste à souder et de la disqueuse. Je me contenterai d’observer ces artistes qui marient au degré près ces bouts de ferraille, pour en faire des édifices résistant à l’épreuve des vents.
Des stagiaires soudent une partie de la structure métallique de l’éolienne.
A l’intérieur, de simples planches de bois deviennent des pâles identiques. « Il faut imaginer la pâle comme une aile d’avion, son extrémité est pensée pour démarrer avec le vent, le reste sert à poursuivre son mouvement », m’explique Jean-Baptiste. Le benjamin du groupe arbore une crête et est lui aussi adepte des huiles essentielles. Sans emploi depuis qu’il a terminé ses études il y a quelques mois, il enchaîne les formations et engrange un savoir encyclopédique sur tout ce qui touche à l’écologie pratique, de la permaculture à la récolte de l’algue spiruline en passant par le greffage des pommiers. Je découvrirai là la scie circulaire (merci pour ton aide, Mathieu) et j’aiderai la troupe à poncer et limer les pâles. De longues minutes pour affiner un angle, l’école de la modestie.
Hervé (à gauche) et deux stagiaires fabriquent les pâles de l’éolienne.
Enrouler le cuivre
Mais j’ai choisi mon camp, je vais rejoindre le coin de l’électricité. Et pas seulement parce qu’une partie des travaux se fait au chaud, à l’intérieur de la maison. C’est une belle incarnation de l’esprit de ce stage : tout est fait main, du début à la fin. Nous allons construire le stator, la partie fixe de la structure électrique. On commence par enrouler des bobines de cuivre. Nathanaël, mon prof pour quelques instants, m’aide : « Faut bien serrer, n’hésite pas. » Le lendemain, on les branche en circuit. J’apprends pour cela à respecter la phase et le neutre. Les bobines seront ensuite moulées dans de la résine, formant le stator, qui sera relié au rotor, la partie tournante de la structure électrique. Ce rotor tournera sous l’action des pâles, et ses énormes aimants produiront alors un champ magnétique. Champ magnétique que le stator va transformer, et l’énergie du vent deviendra électricité !
On enroule les bobines ...
Et on les dispose dans de la résine, avec l’aide de Laurent (en rouge).
A mesure qu’approche la fin du stage, on réalise émerveillés que l’on est en train de réussir, avec des matériaux en partie récupérés, à construire une source d’énergie renouvelable. C’est le génie de Piggott : son modèle est reproductible partout dans le monde avec des moyens rustiques et relativement peu de connaissances techniques. « L’idée de construire une éolienne me trotte dans la tête depuis des années. J’ai beaucoup cherché sur Internet, mais on trouve souvent les exemples de génies un peu fous qui ont réussi des choses insensées. L’avantage avec Piggott c’est qu’on peut l’imiter », me confie Charles, l’aîné des stagiaires à la barbe imposante. « Les stages consistent en une très longue série de petites étapes, qu’il faut bien respecter mais dont aucune ne nécessite trop de connaissances techniques », confirme Laurent, le formateur.
On calcule...
..on visse...
...on réfléchit...
...les pâles sont prêtes !
Le plaisir intellectuel
Mais, une fois ces heures et ces heures de boulot, n’espérez pas empocher le gros lot. Construire une éolienne de 1 500 watts vous coûtera 1 300 euros, main-d’œuvre non comprise. Il faudra ensuite la raccorder au réseau, acheter un mât et l’installer dans la terre. La facture grimpe alors à environ 8 000 euros. « Quand on gagne 15 000 euros par an, il faut y réfléchir beaucoup », me confie Mihäil. Si l’on compte les déductions d’impôts, ce modèle coûte quasiment autant qu’une éolienne industrielle bas de gamme. Pire, Laurent reconnaît qu’il ne suffit pas à combler les besoins d’une famille - il faudra continuer à acheter de l’électricité - et qu’en prime ça ne vaut pas forcément le coup de revendre les excédents. « EDF vous achète le kilowattheure 8 centimes d’euros, alors qu’elle vous le vend entre 11 et 14 centimes. Et pour leur vendre, il faut leur louer un compteur qui coûte environ 70 euros par an. Mais vous n’êtes même pas sûr de revendre assez de kilowattheures pour atteindre une telle somme ! Autant les donner gratuitement à EDF. »
Alors pourquoi choisir l’éolien, la moins rentable des énergies renouvelables ? Et pourquoi diable tant bosser, pour la construire soi-même ? Pour Jean-Marc, agriculteur bio dans les Côtes-d’Armor, la réponse est une évidence. S’il va doter sa maison passive d’une éolienne, c’est parce qu’il s’oppose aux énergies fossiles et au nucléaire. « C’est une satisfaction intellectuelle, et je veux montrer à mes enfants qu’on peut leur laisser un monde meilleur. » J’ai compris cette satisfaction, le soir venu, en branchant mon téléphone portable. Ce geste quotidien, si banal, prenait une autre signification. Et me revenait l’image de l’éolienne tournant sans arrêt – et sans bruit – devant la maison.
L’autonomie, pas l’autarcie
« Notre but est de montrer que l’on peut déjà passer à l’action, et avancer vers l’autonomie. Ça ne veut pas dire l’autarcie ou le chacun pour soi, ça veut dire consommer avec responsabilité vis-à-vis des autres et partager les connaissances », abonde Marie, mon hôte. Alain, un formateur qui aura tenu toute la semaine avec une grippe carabinée, ajoute : « Ça permet aussi de prendre conscience de sa consommation d’électricité, de la réguler. Et ceux qui construisent leur éolienne seront capables de la réparer pendant des années, sans dépendre de constructeurs ou de réparateurs. » L’autonomie, encore.
Au dernier jour du stage, l’heure est venue de réunir les travaux des différents ateliers. Après un tirage au sort parmi les volontaires, c’est Jean-Marc, l’agriculteur, et Charles, l’aîné du groupe, qui repartent - en covoiturage - avec l’éolienne. Déjà, Charles projette de créer un atelier chez lui, pour produire cinq nouvelles éoliennes avec des amis. Ils rejoindront ce réseau informel de milliers d’éoliennes auto-construites éparpillées dans le monde, dont plusieurs centaines en France. Sans aucun intérêt économique. Pour l’instant.
(1) Voir le reportage du Guardian sur l’île de Scoraig, où les habitants vivent coupés du réseau électrique grâce aux éoliennes Piggott.
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