« J’ai été étudiant comme beaucoup d’entre nous. Et comme certains d’entre nous, je n’avais pas beaucoup de sous. Pas assez pour faire à la fois un déjeuner et un dîner. Je sais ce que c’est que d’avoir faim. » Le débit est rapide et le ton un poil revanchard. Au téléphone, Arash Derambarsh raconte la genèse de son tour de force, largement médiatisé. Depuis un mois et demi, le jeune conseiller municipal de Courbevoie (divers droite) campe trois soirs par semaine à la sortie d’un Carrefour market de sa ville avec quelques volontaires. Chaque fois, le petit groupe récupère 20 à 30 kg d’invendus – donnés par l’enseigne – qui approchent dangereusement de la date limite de consommation. « Un paquet de pâtes dont la date de péremption est le lendemain serait bon à 20h30 et pas trente minutes plus tard, une fois les portes du magasin fermées ? », s’agace l’élu.
Devant les portes de l’enseigne, il redistribue directement les denrées à des hommes et femmes venus remplir leur cabas – ces Français issus de « familles moyennes qui, une fois le loyer et les charges payés, se retrouvent sous l’eau le 10 du mois ». Le reste, il l’achemine vers les SDF de la ville au travers de maraudes improvisées. « Comme nous redistribuons le soir même les invendus, nous contournons la réglementation sur le respect obligatoire de la chaîne du froid qui oblige à stocker correctement les aliments. De toute façon, à moi tout seul je n’ai pas ni l’infrastructure ni la logistique. Nous utilisons un vide juridique pour en faire une force », assure-t-il fièrement. Aussi l’homme milite-t-il pour que son exemple soit reproductible et encadré de façon légale et ce, afin que « n’importe quel citoyen – sans local, sans chaîne du froid – puisse faire ce qu’[il] fait ».
Un casse-tête logistique
Mais l’élu voit plus loin. Dans le sillon de son initiative de terrain, Arash Derambarsh a lancé le 19 janvier une pétition sur le site Change.org. Avec le réalisateur Mathieu Kassovitz, il appelle à l’adoption d’une loi imposant à tous les supermarchés – quelle que soit leur taille – de donner leurs invendus à l’association de leur choix, sous peine se voir imposer une pénalité financière. A peine deux semaines plus tard, le texte enregistrait 114 000 signatures et notamment les paraphes de Johnny Halliday, Omar Sy, Bruno Gaccio, Nikos Aliagas, ainsi que celui de nombreux élus. Tant que le 28 janvier, le Courbevoisien était reçu à l’Assemblée par Jean-Pierre Decool (UMP) lui-même rapporteur d’une proposition de loi pour contraindre les enseignes – de plus de 1 000 m2 cette fois – à la redistribution des invendus. Une proposition vue par la Commission des affaires économiques le même jour et qui devrait être examinée en séance publique le 5 février.
Obliger les enseignes à donner leurs surplus à des associations ? De quoi, pense-t-on, faire sauter de joie les intéressées. Et pourtant non. « On risque d’avoir plein de choses dont on n’a pas besoin et ne pas avoir ce qui est nécessaire. Si une enseigne n’a pas réussi à vendre tout un stock de risottos de mer avec des délais courts de consommation, on sera obligé de les stocker ? », rétorque-t-on aux Restos du cœur. « Sur le principe, on ne peut pas être contre une loi qui nous amènerait à avoir plus d’aliments. Pour nous c’est fondamental, nuance, diplomate, Joël Duc, responsable hygiène, sécurité alimentaire et développement durable de la Fédération française des banques alimentaires. C’est sur la forme que l’on est réservé. » Car « le maillage de magasins de plus de 1 000 m2 en France est très important. Ça risque de poser des problèmes logistiques pour une quantité d’invendus limités. Moi, je suis originaire d’une bourgade de 3 000 habitants où il y a deux magasins de 1 000 m2. S’ils doivent tous les jours trouver une association à qui distribuer leurs produits, ils n’y arriveront pas. Il y a bien un CCAS local (Centre communal d’action sociale, ndlr) mais qui n’a pas les moyens d’assurer la ramasse (collecte journalière dans les grandes surfaces, ndlr). La première banque alimentaire est à 40 km, le premier Resto du cœur à 25 km », poursuit-il. Or, les exigences sont nombreuses et ne doivent pas être prises à la légère : hygiène et propreté des produits, traçabilité en cas de problème, stockage.
Restaurer l’homme
Surtout, le système de récupération – s’il n’est pas obligatoire – existe, en pratique, déjà. « Localement, des antennes locales des Restos passent des accords avec des enseignes. Elles le font aussi avec des boulangeries dont elles peuvent récupérer les invendus du jour. C’est un travail de fourmi en local dont on pousse le développement depuis des années », assure-t-on aux Restos. « Actuellement, sur les 100 000 tonnes de nourriture que l’on récolte, 60 000 sont issus soit de la ramasse qui représente environ 35 000 tonnes, soit des dons industriels », précise Joël Duc. Certes, selon l’expert des Banques alimentaires, le système peut-être amélioré : les protéines animales manquent souvent cruellement et « il faut parfois beaucoup de tri pour arriver à sauver des aliments ». Reste qu’une loi contraignant les enseignes à redistribuer pourrait exagérer ce vilain trait. « Si on sort du volontariat, on craint que les magasins nous disent “Puisque c’est comme ça, débrouillez-vous pour le tri”. On risque d’avoir des produits de qualité moindre et beaucoup de tri à faire », poursuit-il. Plus qu’une loi contraignante, les associations semblent plutôt parier sur la mission contre le gaspillage alimentaire menée par l’ex-ministre délégué à l’Agroalimentaire Guillaume Garot. Ses conclusions doivent être rendues en mars.
Quid enfin de la distribution spontanée à des familles aux portes des supermarchés, comme à Courbevoie ? « Il faut qu’on reste dans un cadre réglementaire et sécuritaire, assure Joël Duc. Qu’une association locale aille dans un magasin et se donne les moyens de redistribuer, c’est très bien mais il y a déjà un système existant, un tissu d’associations. » Et l’homme de poursuivre : « Nous faisons aussi de l’éducation alimentaire. Nous expliquons comment cuisiner les restes, les aliments récupérés. Evidemment, on donne des aliments mais on refait aussi du lien social. En disant simplement à des gens “servez-vous”, on n’avance pas beaucoup. Nous, nous travaillons à restaurer l’homme dans tous les sens du terme. »
L’exemple belge
Obligées oui, mais à proposer. Les invendus consommables des grandes surfaces devront systématiquement être proposés à une association caritative avant de partir vers une filière de valorisation ou d’élimination des déchets, a décidé le 21 février 2014 la commission de l’Environnement du parlement wallon.
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