Là où il s’agissait, à l’issue de la seconde guerre mondiale, de rétablir un ordre international monétaire sous l’égide de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international, il s’agit désormais de rétablir un ordre international financier. Or nous ne sommes plus, comme en 1945, dans un monde où les États-Unis sont en mesure de dicter à l’ensemble des économies de marché les règles du jeu. En outre, depuis l’abandon, en 1973, des taux de change fixes par rapport à l’étalon-dollar, la mission initialement dévolue au FMI a été rendue caduque. Celle qu’il s’est attribuée depuis lors – rendre la plupart des prêts des pays du Nord aux pays Sud conditionnels à l’adoption par ceux-ci de plans d’ajustement structurels et de mesures économiques libertariennes (inspirées par le « consensus de Washington ») (..) a achevé de faire perdre au FMI toute crédibilité. Quels sont, de l’Argentine à l’Éthiopie, les pays du Sud qui, l’Asie du Sud-Est mise à part, n’ont pas été appauvris par les directives édictées par le FMI ? Quels sont les pays dits « en développement » qui ont réellement réussi leur « décollage » économique, sinon précisément les « dragons asiatiques » – c’est-à-dire les seuls qui ne se soient pas pliés aux exigences du FMI ? Quelles sont les deux causes principales de la crise asiatique de 1997, sinon l’ouverture de l’Asie du Sud-Est aux capitaux occidentaux et la politique restrictive préconisée par… le FMI ?
Le verdict de l’histoire à l’égard du FMI est en ce sens sans appel. Certes, Joseph Stiglitz a raison de souligner qu’il serait illusoire de chercher dans une telle accumulation d’erreurs tragiques une volonté organisée de « nuire » [1]. D’abord parce que la recherche de « coupables » serait dérisoire : il n’existe rien aujourd’hui, juridiquement, qui puisse ressembler à un « crime économique » – ce dont relèverait pourtant la ligne suivie par le FMI depuis trente ans. Ensuite, parce que les politiques préconisées par le FMI se voulaient avant tout favorables aux intérêts des pays du Nord : qu’elles aient été très préjudiciables aux populations du Sud fut pendant longtemps un souci mineur pour les élites économiques occidentales, une espèce de « dégât collatéral » dont une foi aveugle dans l’autorégulation des marchés permettait de faire taire l’inquiétude. Les paysans pauvres de ces pays mouraient par milliers, mais l’œuvre de la « main invisible » ne tarderait pas à être perceptible un jour…
Le FMI plus un gendarme mais un espace de discussion
Il n’en va définitivement plus de même aujourd’hui. D’une part, l’idéologie libertarienne, alimentée par Friedrich Hayek et l’École de Chicago (Milton Friedman), ne trompe plus grand monde. Même Alan Greenspan, l’ancien directeur de la Federal Reserve, comprend que la part de responsabilité du laxisme monétaire de la Banque centrale américaine dans l’énormité de la bulle spéculative des subprimes (qu’il a lui-même encouragée en 2002) est écrasante. Une politique monétaire plus restrictive aurait sans doute ralenti le report des gigantesques quantités de capitaux extraits de la crise asiatique de 1997 et de la crise « .com » de 2000 vers les crédits hypothécaires à haut risque. Il ne reste plus à M. Greenspan qu’à tenter de faire amende honorable en reconnaissant qu’il ne « comprend plus » ce qui se passe aujourd’hui, et que sa « confiance » dans l’aptitude des marchés à s’auto-gérer était une « erreur ».D’autre part – et c’est sans doute le plus important –, le FMI ne peut plus prétendre représenter les intérêts des États-Unis et, plus globalement, des pays du Nord, parce que ceux-ci ne sont plus en mesure d’imposer leur puissance aux pays du Sud et, en particulier, à la Chine. Il n’y aura pas de régulation internationale à laquelle Pékin ne prendrait pas une part déterminante et conforme à ses propres intérêts. La question de savoir si c’est au FMI de jouer, désormais, le rôle de « gendarme » économique et financier est donc, somme toute, secondaire : la vraie question est celle de savoir comment une institution internationale servira d’espace public de discussion entre les États-Unis, l’Union européenne, la Chine et le Japon. Un espace où ces différents partenaires discuteraient réellement à parts égales n’existe pas aujourd’hui. Si le FMI veut jouer ce rôle, il faudra une réforme radicale de son mode de fonctionnement, de son mode de recrutement, de son règlement interne, etc. Et l’enjeu historique, aussi bien pour l’administration américaine que pour les prochaines présidences européennes, consiste à collaborer à construire un tel espace public de discussion qui jouisse d’une réelle légitimité démocratique.
Un rôle de coordination vers une industrie plus verte
L’autre enjeu historique d’une « seconde vie » pour le FMI a partie liée avec la question écologique. Les avertissements des climatologues sont sans équivoque : en dépit des intentions vertueuses affichées par les gouvernements, nous continuons d’emprunter le chemin le plus dévastateur en termes d’environnement. Or, si l’on en croit les estimations raisonnables d’un Lester Brown [2], la mise en œuvre effective des aspects sociaux et environnementaux des objectifs du Millénaire coûterait respectivement 68 et 93 milliards de dollars par an ; des sommes dérisoires ou presque, comparées au coût actuellement estimé de la crise induite par les subprimes. Des sommes d’un ordre de grandeur comparable, en revanche, au montant (50 milliards) de l’escroquerie mise en place depuis trente ans par l’ancien maître nageur devenu Président du conseil d’administration du Nasdaq, Bernard Madoff. Des sommes, enfin, très inférieures au montant annuel du budget militaire de l’administration américaine.La récession économique que nous allons traverser dans les cinq prochaines années pourrait être l’occasion d’une réorientation industrielle vers des industries moins polluantes. Mais cela ne se fera pas sans une instance de coordination internationale. Ce pourrait être l’autre versant d’une mission que le FMI pourrait se voir confier par la communauté internationale transpacifique. À condition que les États-Unis, comme la Chine, consentent à se laisser « conseiller » par une telle instance des réorientations industrielles auxquelles les uns et les autres sont demeurés hostiles jusqu’à présent.
Quant au petit monde des banques et des institutions financières occidentales, le voici dans l’hésitation. Les plus lucides et ceux qui ont enregistré les pertes les plus phénoménales se résignent à une régulation contraignante – même si un long chemin reste à parcourir avant que la profession ne parvienne à un consensus sur le type de normes (prudentielles, comptables, etc.) à imposer. Mais beaucoup d’autres ne sont toujours pas persuadés que leur survie est liée à l’instauration de ces normes. Après la griserie des bénéfices record enregistrés ces vingt dernières années, il est difficile de renoncer à l’ivresse ! Nombreux sont ceux qui n’arrivent pas encore à se défaire de l’espoir que, d’ici un ou deux ans, « ça va (peut-être) repartir »… Si leur point de vue devait l’emporter, ceux-là seraient sans doute leurs propres fossoyeurs, ainsi que ceux de l’ensemble du système financier international : en l’absence de mise en place d’une régulation concertée avec la Chine, ou si l’on se contentait d’aménagements marginaux, il ne fait guère de doute que nous assisterions d’ici cinq ou six ans à la montée, puis à l’éclatement, d’une nouvelle bulle spéculative (sur les matières premières ? les droits à polluer ?…) qu’il serait impossible de colmater, la récession actuelle aidant. Le scénario catastrophe qui hante les autorités chinoises dès à présent – celui d’un écroulement généralisé de la confiance internationale dans le dollar et les bons du Trésor américain – serait alors inévitable.
[1] La grande Désillusion, Fayard, 2002, – traduction de Globalization and its Discontents (W. W. Norton, 2002).
[2] Lester Brown, Le Plan B : Pour un pacte écologique mondial, Calmann-Lévy, 2007.
Ce texte est extrait d’une chronique publiée en janvier 2009 sur le site du Ceras : « Régulation mondiale, un rôle pour le Fmi ? », revue Projet n°308.
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