Lorsqu’un ouvrier est en colère, il débraie. Lorsqu’un agriculteur veut protester, il grimpe dans son tracteur et roule au pas. Et lorsqu’un chômeur est à bout ? Il prend la bêche, le casque de chantier et se met à l’ouvrage sans que personne ne lui ait rien demandé. Au guidon d’une débroussailleuse, en train de refaire une beauté au terrain communal de Prémery (Nièvre), c’est ainsi que David Redouté occupe son jeudi. « Dans la tête des gens, si on est au chômage, c’est qu’on est des bons à rien, des fainéants », soupire cet homme de 42 ans, ancien ouvrier chez le leader français de la toiture Imerys. Après un grave accident de la route, ce père de famille n’a pu reprendre les trois-huit et les trajets de nuit. « A part ça je ne suis pas regardant, les gens ne voient pas les 200 CV que j’ai envoyé ces trois dernières années. La grève du chômage, ça paraît bizarre mais ça permet de montrer qu’on a envie de travailler. »
Bardés d’autocollants « chômeurs en grève », parfois étrangement assortis aux écharpes tricolores, une cinquantaine de personnes, chômeurs, élus et habitants sympathisants défilaient le 15 octobre dans cette commune de 2000 habitants. Avec ce coup de communication, organisé à l’approche de la journée mondiale du refus de la misère, l’ONG ATD Quart Monde voulait mettre en lumière son projet de « territoires zéro chômeur de longue durée », relancé en 2011. Cette initiative, en cours d’expérimentation sur cinq territoires, part d’une indignation face à l’existence de 2,4 millions de chômeurs longue durée et d’un paradoxe : « D’un côté, vous avez des chômeurs longue durée qui veulent travailler, de l’autre, des besoins de travaux utiles à la société qui ne sont pas satisfaits », explique Pascal Lallement, délégué national de l’association.
Concrètement ? Au menu des cantines de la Nièvre, un repas par mois doit être mitonné à partir de produits du coin. Le département s’y est engagé. Au pays de la charolaise, la question de l’approvisionnement en viande est réglée. Mais on manque cruellement de maraîchers. Ce n’est pas faute de terres. A Prémery, des potagers ouvriers ont été délaissés par des jardiniers devenus trop âgés. Pas faute de bras non plus. La communauté de communes compte 169 personnes au chômage depuis plus d’un an. Pour montrer que l’équation peut fonctionner, David Redouté s’est donc mis à débroussailler. Symboliquement pour l’instant. Le projet démarrera en 2016 à condition que soit résolue la question du financement. Le concept est simple. « En allocations, frais de gestion, manque à gagner en cotisation…, un chômeur coûte 17 500 euros. La même somme pourrait permettre de verser des salaires au Smic en échange de travaux pour la collectivité », explique Gaëlle Puech, agente de développement local au sein de la communauté de communes Entre Nièvre et forêts. « Un Smic avec les charges, c’est 19 000 euros, rappelle le député socialiste de Côte-d’Or Laurent Granguillaume. En prenant en compte les retombées sur le territoire, on y est. »
Bombe de peinture à la main, sur un autre piquet de grève, Philippe Guilbert trace des lignes jaunes sur le sol d’une usine désaffectée, autrefois spécialisée dans la toile de chaussure, l’emplacement de ce qui pourrait être les vestiaires, la salle de réunion et les ateliers d’une future entreprise multi-activités. Une ressourcerie serait au cœur du projet. « On pourrait extraire les pièces des tondeuses, remonter des ordinateurs, quel que soit le travail, je suis partant », s’enflamme ce père de famille qui, après deux ans de chômage, doit aujourd’hui se débrouiller avec 450 euros par mois.
Moyennant 150 000 euros d’investissement, le bâtiment, à ce jour simple débarras de la mairie, servirait également de base arrière aux demandeurs d’emploi qui se consacreraient au service à la personne. « On est en zone rurale, avec beaucoup de personnes âgées isolées, précise Jacques Legrain, président de la communauté de communes. Lors de ses livraisons, le boulanger parcourt parfois dix kilomètres pour quelques baguettes. Sur le plan économique, cela n’est pas intéressant. En même temps, c’est un vrai besoin, un chômeur pourrait prendre en charge ces livraisons. C’est le genre d’activité qui s’inscrirait dans le projet. »
Si l’expérimentation se concrétise, les 44 demandeurs d’emploi impliqués ne recevraient plus d’allocations mais seraient embauchés au Smic en CDI. Pour Nathalie Guilbert, l’épouse de Philippe, c’est le point fort du projet : « J’ai travaillé onze ans comme caissière pour Carrefour dans l’Oise. Quand il a fallu qu’on vienne s’installer dans la Nièvre pour s’occuper de ma mère, ma mutation n’a pas été acceptée. Carrefour m’embauche toujours mais quelques semaines par-ci par-là, ce n’est pas avec ça qu’on sait où l’on va. » A l’inverse, un emploi au sein de l’entreprise conventionnée apporterait au couple et à ses trois enfants un peu de sérénité.
« Il y a un espoir énorme et un gros risque de déception si la loi ne passe pas », reconnaît Pascal Lallement à ATD Quart Monde. Cette loi, c’est celle portée par le député Laurent Grandguillaume, et dont l’examen est prévu la semaine du 23 novembre à l’Assemblée nationale. « Elle vise à créer un fonds, qu’on évalue à 15 millions d’euros et qui permettra d’amorcer la machine en lançant ce circuit de financement innovant », explique le député. Le dispositif est crucial pour que d’autres territoires embraient. A Prémery, l’association Récolte, qui avait mis en place le même système d’emplois pérennes, est aujourd’hui en liquidation faute d’avoir pu résoudre l’épineuse question du financement. Dans le même temps, ATD Quart Monde et Laurent Grandguillaume promettent aux contribuables une opération blanche : « Ces 15 millions seront remboursés via les économies réalisées et les recettes générées. » Les travaux de l’économiste Jean Gadrey confirment que l’Etat rentrerait dans ses frais.
Deux réserves entourent le projet. Certains y voient un risque de concurrence avec les entreprises locales. Un écueil que Gaëlle Puech promet d’éviter : « Par exemple pour les personnes âgées, il ne s’agit pas de remplacer le travail de l’infirmière ou celui de l’auxiliaire de vie, mais d’aller leur faire la lecture, de leur apporter les CD de la médiathèque, de changer une ampoule… » Le second risque est celui de créer des emplois aidés à vie. Une critique qu’écarte Laurent Grandguillaume : « Si, à l’origine, l’entreprise est dédiée à des activités non lucratives, rien ne l’empêcherait au bout de quelques années de devenir rentable. » Cet espoir est partagé par Gaëlle Puech : « Ces entreprises conventionnées pourraient faire émerger de nouveaux besoins, estime-t-elle. C’est ce qui s’est passé avec les activités de tri et recyclage pratiquées par les associations il y a quelques années et qui sont passées dans les mains des acteurs privés. »
A Prémery, les demandeurs d’emploi n’ont pas attendu la niche parlementaire permettant ces débats pour lancer l’expérimentation. A l’occasion de la Grève du chômage, une bourse au travail a été organisée. Dans la salle communale, un panneau « Il y a du travail » listant les tâches – maraîchage, livraison, entretien d’espaces verts – qui pourraient être utiles à tous fait face à un panneau « Il y a des gens », affichant les compétences et qualifications – BTS Espaces verts, CAP Cuisine… – des chômeurs longue durée présents. « On est prêts, le matériel est prêt, il y a des artisans qui sont prêts à nous aider, nous on est parés, on attend juste le top départ de l’Etat », résume David Redouté. Dans la salle communale, un bureau d’embauche et des contrats de travail n’attendent que ça pour se débarrasser de leur mention « fictif ».
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