Un salaire sans travailler, en contrepartie du simple fait d’exister. Qu’on le
nomme revenu garanti ou universel, allocation de base ou d’existence, ce
dispositif, longtemps jugé utopique, est sur le point de se concrétiser en Europe. En juillet, la Finlande, où les trois quarts de la population y sont favorables, a annoncé son expérimentation. Aux Pays-Bas, une quinzaine
de villes devraient, dès l’an prochain, verser un tel revenu aux bénéficiaires de minima sociaux. En Suisse, l’idée d’une allocation pour tous a recueilli 126 000 signatures. En Allemagne, des citoyens vont financer eux-mêmes sa concrétisation via une plateforme de crowdfunding. En France, la Région Aquitaine s’est engagée cet été à plancher sur un RSA inconditionnel. Le
mouvement « Bien » (Réseau mondial pour le revenu de base) qui tente, depuis 1986, de propager l’idée, jubile. Avant de céder à notre tour à l’engouement, rembobinons.
Le revenu de base, késako ?
« Ce n’est ni un dispositif de charité, ni de l’assistanat, estime Jean-Eric Hyafil, doctorant en économie qui y consacre sa thèse. Il s’agit plutôt d’un nouveau droit, au même titre que le droit de vote ou le droit à l’éducation. » Selon le Mouvement français pour un revenu de base, celui-ci répond à quatre critères : il est universel, versé sans condition, de manière individuelle, et est cumulable avec d’autres revenus. Les dispositifs qui s’esquissent en Finlande, aux Pays-Bas ou en Aquitaine « constituent des étapes dans cette direction », note Jean-Eric Hyafil.
Pourquoi ?
D’abord pour « sortir de l’ère de la survie », selon Mathieu Despont, militant du revenu de base en Suisse. Le dispositif vise à garantir à tous une existence où les besoins vitaux – logement, alimentation et santé – seraient satisfaits. Dans un village de Namibie où un projet pilote a été mené en 2008 et 2009, le taux de malnutrition des enfants est ainsi passé de 42% à 10%. En écartant les préoccupations physiologiques, le revenu de base « accroît la capacité des individus à agir et à se prendre en main », estime Jean-Eric Hyafil. Par ricochet, il encourage le développement d’activités non marchandes. « Libérés de leurs contraintes financières, les individus sont encouragés à lancer des projets pour lesquels la rentabilité n’est pas immédiate ni même recherchée », poursuit-il, citant l’organisation d’une fête de quartier, le développement des logiciels libres ou la création d’une ferme bio. L’économiste Yann Moulier-Boutang parle alors d’un « revenu de pollinisation ». « Ce que rapportent les abeilles en miel est infime par rapport à la valeur qu’elles créent en pollinisant, souligne-t-il. Il en est de même pour les individus, l’essentiel de la valeur créée peut se faire en dehors des emplois marchands. » Ceci à une condition près, celle d’« une richesse culturelle et éducative suffisante pour donner l’envie aux individus de développer des choses pour la cité », note Jean-Eric Hyafil.
Pour qui ?
Dans une forme chimiquement pure, le revenu de base serait universel. Chacun le percevrait, qu’il soit chômeur, salarié, étudiant ou retraité. Pour les enfants le montant serait moins important, et pour les plus riches le gain
monétaire serait compensé par une hausse d’impôts. Dans les faits, les mesures s’en approchant sont rarement si inclusives. Au Brésil, la
« bourse familiale » s’adresse aux familles les plus pauvres et exige la scolarisation des enfants. En Aquitaine et aux Pays-Bas, seuls les
bénéficiaires de minima sociaux seront concernés.
Combien ?
Quand certains, comme Yoland Bresson, l’un des fondateurs du mouvement
Bien, plaidaient en faveur d’une petite enveloppe, qui avoisinerait les 514 euros de l’actuel RSA, les Suisses tablaient sur un revenu de 2 500 francs suisses (2 800 euros). Les députés ont rejeté l’idée. En France, Yann
Moulier-Boutang imagine un revenu proche du Smic.
Comment le financer ?
En Alaska, la rente pétrolière suffit. Mais L’Inconditionnel, journal dédié à la défense du revenu de base, présente 16 pistes, de la redevance carbone à
la taxe sur les transactions financières en passant par une réforme monétaire. Le dispositif pourrait s’appuyer sur la fiscalité existante : il s’agirait, au choix, d’y consacrer une part de la TVA, des cotisations sociales, de l’impôt sur le revenu ou le patrimoine. Sans compter l’autofinancement, puisque le revenu de base implique la suppression des dispositifs de contrôle et se substitue à certaines prestations comme les bourses étudiantes ou les aides au logement.
Mesure sociale ou libérale ?
L’une ou l’autre. Si le montant est faible, le revenu de base risque de n’être « qu’un correctif des inégalités trop flagrantes », estime Yann Moulier-Boutang, qui craint que « les entreprises n’en profitent pour sous-payer leurs salariés ». Dans Misères du présent, richesse du possible (Galilée, 1997), le philosophe André Gorz plaidait pour une somme permettant de « refuser un emploi ou des conditions de travail “ indignes ” ». Dans ce cas, « le rapport de force entre employeurs et employés sera rééquilibré », selon Jean-Eric Hyafil. Montant, mode de financement, « le revenu de base, en soi, n’est ni de droite ni de gauche. Tout dépend du système que l’on construit autour », résume Sjir Hoeijmakers, qui a lancé le mouvement aux Pays-Bas. Pas étonnant donc de voir des camps opposés s’en faire les avocats. L’idée fut soutenue par l’économiste libéral Milton Friedman et par le keynésien James Tobin. Quand L’Inconditionnel la présente comme « un tremplin pour un projet de décroissance », en Finlande elle est portée par un gouvernement de centre droit. En France, elle séduit l’ancienne présidente du Parti chrétien-démocrate, Christine Boutin, comme le socialiste Arnaud Montebourg.
Rend-il oisif ?
En Alaska, où un dividende citoyen existe depuis 1982, seuls 5 % des bénéficiaires choisiraient l’oisiveté intégrale. « La garantie de percevoir un revenu peut encourager à moins travailler, ou passer à mi-temps », reconnaît Jean-Eric Hyafil. Paradoxalement, ce versement automatique supprimerait « les cas où des personnes refusent des contrats en pointillé par peur des démarches à l’issue incertaine pour récupérer leur chômage ou RSA ». Et le dispositif rend possible des investissements nécessaires au démarrage économique. Dans le village de Namibie concerné, les revenus des habitants – en dehors du versement du revenu de base – ont augmenté de 30%.
Le risque de renvoyer les femmes au foyer ?
La crainte existe. L’instauration expérimentale d’un impôt négatif, sorte de revenu de base allégé, aux Etats-Unis dans les années 1970, a entraîné une
baisse du temps de travail de 15% à 20% chez les femmes, contre 9% chez les hommes. Malgré cet écart, Barbara Garbarczyk, qui milite pour le dispositif en Belgique, estime que celui-ci « va dans le sens de l’émancipation des femmes ». « Un revenu de base, parce qu’il est versé à chaque personne
et non à chaque ménage, permet une indépendance économique », résume-t-elle. Impact collatéral, dans les Etats américains l’ayant expérimenté, le nombre de divorces a augmenté.
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