Dans le jardin d’Erri De Luca, les mimosas sont déjà en fleurs. « L’amandier aussi, depuis quelques jours », relève l’écrivain, les yeux pétillants d’une joie presque paternelle. « J’aime les arbres, confie-t-il. Ils sont comme nous, racines en terre et tête vers le ciel. » Alors il en plante de nouveaux chaque année, parce que « celui qui fait l’écrivain doit rendre au monde un peu du bois abattu pour imprimer ses livres ». Dans le documentaire Alberi che camminano (Les arbres qui marchent), dont il est l’auteur et le narrateur, Erri De Luca disserte longuement sur sa passion pour les arbres, « figures opposées au mouvement, parce qu’ils naissent et meurent au même endroit ».
L’intellectuel se délecte à explorer les entrelacs entre la vie des arbres et la vie des hommes. « En hébreu ancien, il n’y a qu’un seul mot pour dire arbre et bois », explique-t-il, fasciné par ce fil de vie tissé par la parole. Les arbres et les mots, voilà les deux piliers de la vie de cet homme, célèbre dans le monde entier, qui vit seul, dans cette grande maison qu’il a construite de ses propres mains, aux extrémités de Rome, il y a trente ans.
Les visiteurs sont rares, mais toujours bien accueillis. « Bienvenue à ma table », glisse, complice, Erri De Luca en offrant une tasse de thé. « Voulez-vous une part de tarte ? » Dans cette cuisine rustique, le décor est des plus simples. Autour de la large table en bois brut, le mur est couvert d’une collection unique d’étiquettes de vins qu’il a décollées des bouteilles et recollées sur les carreaux de céramique.
Une bouteille vide sert de vase à quelques rameaux de mimosa qui exhalent un parfum printanier enivrant, se mêlant à l’odeur du feu de bois de l’hiver finissant. L’intérieur de la maison est à l’image de son propriétaire. Chez lui, pas de chichis, mais quelques chats qui miaulent devant la porte, réclamant leur pitance. Chemise à carreaux, pull-over en laine, pantalon de velours côtelé marron clair et souliers à lacets, ce ne sont pas les habits simples de l’écrivain qui attirent le regard, mais plutôt son front délicat creusé de rides profondes, ses yeux bleus perçants, ses mains sèches et usées, des mains de travailleur et d’écrivain.
« Saboter est un verbe noble, utilisé par Gandhi et Mandela »
Dans une autre vie, Erri De Luca a été ouvrier qualifié, chauffeur de camions, et même maçon sur un chantier à Colombes, dans les Hauts-de-Seine. Trente ans après, il parle toujours français, avec cet accent chantant et roulant typique des Italiens. « La France, c’est la sœur ainée de cette trinité laïque qui nous est chère : “Liberté Egalité, Fraternité” », souligne Erri De Luca, en relevant que, le 11 janvier, jour de l’immense marche républicaine à Paris, il était lui aussi dans la foule. Une nécessité, un devoir même, pour cet écrivain engagé, malgré lui, dans une lutte judiciaire pour la défense de la liberté d’expression.
Ecologiste pacifique, alpiniste hors pair, intellectuel de renom, Erri De Luca est poursuivi par la justice italienne et comparait depuis janvier devant le tribunal de Turin. La société LTF (Lyon Turin Ferroviaire) l’accuse d’incitation au crime pour avoir estimé dans les médias que « la ligne ferroviaire Lyon-Turin doit être sabotée ».
Pour préparer sa défense, il a rédigé un court pamphlet, La Parole contraire (traduit en français chez Gallimard, 2015), dans lequel il se livre à une analyse sémantique attentive, consciencieuse et précise. « Saboter est un verbe noble, utilisé par Gandhi et Mandela », note Erri De Luca. « Et moi, je continuerai à dire qu’il faut saboter le projet, car je suis convaincu qu’il faut empêcher ce chantier. Pour réaliser cette ligne Lyon-Turin, il faudrait percer des montagnes bourrées d’amiante et de pechblende. Lutter contre, c’est une défense légitime contre l’agression physique, politique, chimique… C’est la vie de toute une vallée qui en dépend », insiste cet amoureux de la nature.
La corruption, cancer qui ronge le pays
Qui mieux que lui, qui a ses racines plantées dans le sol italien, peut savoir et connaître le meilleur et le pire de ce pays ? « En Italie, ces grandes infrastructures sont une façon de gaspiller de l’argent public au profit des entreprises privées qui sont, bien entendu, liées aux partis politiques », dénonce Erri De Luca. Une affirmation qui n’est pas le fruit de sa fantaisie littéraire, mais bien d’une réalité s’affichant chaque jour ou presque en une de la presse. A Venise, à Milan, à Rome, les scandales de corruption se sont succédés au cours des derniers mois, dévoilant l’étendue du cancer qui ronge le pays. « En Italie, il y a des centaines d’infrastructures et d’ouvrages financés avec de l’argent public qui sont restées inachevés, mais il n’y a jamais de coupables, personne ne rembourse », se désole Erri De Luca. Lui, en revanche, est presque certain d’être condamné. « Sinon, pourquoi les magistrats se seraient-ils donné toute cette peine ? »
Dans sa plainte, l’avocat de la société française LTF insiste lourdement sur l’engagement passé de l’écrivain dans les rangs du mouvement d’extrême gauche Lotta Continua. Mais cela n’a rien à voir, tempête l’écrivain, qui a d’ores et déjà annoncé qu’il ne fera pas appel en cas de condamnation. « Je ne veux pas rester suspendu en attente de jugement comme un provolone (1) en affinage », insiste-t-il.
Recueil de textes écrit par des hommes faillibles au fil des siècles
Ce procès lui occupe l’esprit. Depuis que les officiers de police lui ont remis sa convocation au tribunal, il ne parvient pas à se concentrer sur un nouveau roman. En attendant la rémission, cet autodidacte lit et poursuit son travail méticuleux de traduction de textes sacrés.
Il se lève, disparaît dans une pièce attenant à la cuisine et en revient avec un exemplaire de sa dernière traduction du Livre d’Esther, disparaît dans une autre pièce et en revient avec sa Bible en hébreu ancien. « Voici l’originale. » Erri De Luca dévoile son trésor, son passe-temps préféré. Il passe des jours et des nuits à étudier, à chercher les mots justes pour traduire l’Ancien Testament, qu’il considère non comme une expression de la parole divine mais comme un recueil de textes écrit par des hommes faillibles au fil des siècles. Ce qui l’intéresse, ce sont les mots – parole, en italien – et en cela, lire la Bible est au sens propre sa source.
Drôle de coïncidence : en quittant ce havre de paix, on voit se détacher à l’horizon la silhouette des antennes de Radio Vatican. Une soixantaine de pylônes, dont un au centre en forme de croix géante, qui retransmettent la parole du Saint-Père dans le monde entier, pendant de longues années au cœur d’un scandale de pollution électromagnétique. « Avant, le signal était tellement puissant qu’il m’arrivait d’entendre le Pape dans le téléphone », dit Erri De Luca, un éclair de malice dans le regard. Une interférence qui ne semble pas déranger l’écrivain pour qui « Dieu est le plus grand personnage littéraire de tous les temps ».
(1) Le provolone est un fromage du nord de l’Italie.
Plusieurs pétitions circulent en soutien à Erri De Luca, dont celle-ci.
Erri De Luca en dates
20 mai 1950 Naissance à Naples
1969 Adhère à Lotta Continua, en deviendra dirigeant jusqu’à sa dissolution, en 1977
1989 Publie son premier Roman, Une fois un jour (Verdier, 1992)
2002 Obtient le prix Femina étranger pour Montedidio (Gallimard, 2003)
28 janvier 2015 Ouverture de son procès pour « incitation au sabotage » devant le tribunal de Turin.
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