Dans un article du 31 août, le Canard enchaîné a révélé l’existence de 4 courriers envoyés par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) à EDF entre octobre 2010 et août 2011. Ils signalent un certain nombre de malfaçons dans la construction de l’EPR à Flamanville (Manche). Des observations auxquelles sont sommées de répondre EDF d’ici à mi-septembre pour la plupart. Martin Bouygues, le PDG du constructeur en charge du gros oeuvre a déjà répliqué « Si vous m’expliquez qu’il peut y avoir ici ou là de temps en temps, (…) des difficultés dans la mise en oeuvre, et quelques malfaçons qui sont reprises par la suite, c’est vrai, je ne connais pas de chantier au monde où ça n’existe pas, c’est impossible ». La semaine précédente l’hebdomadaire avait déjà révélé l’existence d’un courrier dans lequel l’ASN pointait l’existence de 13 défaillances.
Terra eco : Vous avez eu entre les mains certaines des lettres mentionnées par le Canard Enchaîné qui dénoncent de graves malfaçons dans la construction de l’EPR. Pouvez-vous nous décryptez quelques exemples ?
Yves Marignac : A mon sens, la lettre la plus importante est celle du 24 juin (voir ci-dessous, ndlr) car elle rapporte les conclusions d’une inspection de revue. Dans ce courrier, l’ASN relève 13 écarts significatifs sur des postes d’importance, notamment sur les générateurs de vapeur et sur le système d’injection de sécurité qui intervient en cas de défaillance du circuit de refroidissement. La lettre du 4 mars (voir ci-dessous ndlr) montre que le bétonnage n’a pas été fait dans les règles de l’art qu’il y a eu des repiquages (soit des reprises, ndlr) dans l’enceinte béton du réacteur. Elle relève aussi le fait qu’il n’y a pas eu de nettoyage du fond des coffrages. Pour monter une paroi de béton, on fait un coffrage dans lequel on coule le béton. Mais normalement on nettoie le fond du coffrage avant. Or, les inspecteurs ont constaté de gros amas au fond qui montrent que le nettoyage n’a pas été fait correctement. Il y a de vrais problèmes regardant la qualité de la construction. Or, ils s’accentuent aujourd’hui. Car avec le retard, la pression s’accentue sur le chantier. Pour aller vite, on respecte moins les procédures de qualité. A cause de ce retard aussi, certaines pièces métalliques construites et livrées sur le chantier présentent déjà une pollution ferritique, en clair ils rouillent.Mais ces problèmes touchent-ils des éléments centraux pour assurer la sécurité de la centrale ?
On peut estimer que des éléments sont centraux quand leur défaillance pourrait conduire à un défaut majeur de sûreté. Par exemple si on a des parois de piscine moins résistantes que prévu. Ce n’est pas très clair dans les lettres mais si je comprends bien, pour rattraper le retard, Bouygues s’est probablement orienté vers une technique de coulage de béton plus rapide. Apparemment le mélange utilisé n’aurait pas été suffisamment homogène. C’est ainsi qu’on aurait obtenu ce « nid de cailloux » dont parle l’ASN c’est à dire des parties dans lesquelles il n’y a pas assez de liants. Ces cailloux se seraient alors dispersés quand le coffrage a été retiré. Ce serait notamment le cas dans les piscines de combustibles irradiés. Or, on connaît l’importance de ces piscines depuis l’accident de Fukushima. Certes, Bouygues va pouvoir faire un rafistolage. Mais en cas de séismes, d’explosion, un mur rafistolé ne sera pas aussi résistant que si on avait un mur coulé d’une seule pièce dans les règles de l’art.Quels risques encoure-t-on avec de telles malfaçons ?
D’abord un mauvais fonctionnement des réacteurs. Si l’étanchéité des enceintes ou des circuits n’est pas suffisante, s’il y a des fuites, il faudra arrêter les réacteurs pour réparer. Et ces malfaçons pourraient être autant de vulnérabilités supplémentaires dans le scénario d’un accident. L’ASN a donc raison de mettre la pression là dessus.Bouygues s’est défendu en disant que les malfaçons sont courantes sur un chantier. Qu’en pensez-vous ?
C’est effectivement normal qu’il y ait des écarts sur un chantier mais c’est inadmissible que ces écarts ne soient pas corrigés sur un chantier de réacteurs nucléaires. Il a fallu que ce soit l’ASN qui demande des corrections. Il semble qu’on soit dans la logique du pas vu pas pris. C’est un sujet d’inquiétude. D’autant que ce n’est pas la première fois. Il y a des problèmes depuis le début. En 2007/2008, on a retrouvé un ferraillage sur le chantier avant de s’apercevoir qu’on aurait dû le couler dans un mur un peu plus loin. Le chantier a même été suspendu un moment par l’ASN. Il ne faut pas l’oublier ! Il y a aussi eu des problèmes de soudures sur des pièces importantes. Notamment sur le « liner » c’est à dire la peau métallique qui assure la première couche d’étanchéité de l’enceinte du réacteur et des piscines. Une partie des soudures a été faite par des soudeurs qui n’avaient pas de qualification particulière. Ce n’est pas juste un incident de chantier. C’est une liberté prise par le constructeur par rapport aux règles applicables sur les réacteurs nucléaires.En Finlande aussi le chantier a pris beaucoup de retard. L’EPR est-il trop complexe à construire ?
C’est un problème de capacité industrielle plus que de complexité intrinsèque. C’est vrai que l’EPR est plus gros qu’un réacteur classique mais comme dans une centrale classique, on doit construire une enceinte en béton étanche, des pièces métalliques inoxidables et faire de bonnes soudures.En fait, le problème c’est qu’on a perdu les compétences pour construire des réacteurs car on a cessé d’en construire. On n’a pas formé à ces métiers qualifiés. Alors on fait venir des soudeurs de Pologne. Mais en Pologne, il n’y a pas de réacteurs alors les ouvriers n’ont pas la qualification et encore moins l’expérience. On a aussi perdu la capacité au niveau organisationnel. Un chantier comme celui-là n’est pas un chantier de BTP classique comme Bouygues les fait habituellement.
Les problèmes risquent-t-ils de s’aggraver ?
L’EPR français a déjà trois, quatre ans de retard par rapport au délai officiel (1). C’est énorme. Et le coût a déjà doublé. En 2005-2006 au moment où on a pris la décision de construire l’EPR, le coût de l’électricité produite était évalué à 32 euros le Mwh. Fin 2008, il était évalué à 58 euros le Mwh. C’est déjà le niveau de l’éolien terrestre ! Et c’était avant qu’on prenne encore 2 milliards de coûts de retard. Si les coûts augmentent encore, l’EPR risque de n’être plus du tout compétitif. C’est pour ça qu’il y a une pression forte sur le chantier. Le coût de construction dépend du temps pendant lequel on exploite la main d’oeuvre et aussi des intérêts financiers. EDF a emprunté pour construire l’EPR et les intérêts coureront jusqu’à ce qu’il commence à produire. Or EDF n’est plus une entreprise publique. Elle n’a pas la capacité d’absorber les coûts financiers liés à ce genre de dépenses. Elle a des actionnaires privés à qui elle doit rendre compte.Que risque-t-il de se passer ?
Si ces malfaçons continuent, l’ASN pourrait demander l’arrêt du chantier. Et la démolition de certaines parties qui devront être reconstruites. Aujourd’hui, c’est rigoureusement impossible de dire comment chaque écart va être réglé. Certains risquent de prendre deux semaines, d’autres deux ans. A mon sens, vu certains écarts, il serait inquiétant qu’ils soient réglés rapidement comme s’il n’y avait rien de grave.(1) EDF a indiqué en juillet un nouveau retard de deux ans pour l’EPR qui doit être mis en service en 2016 alors qu’il était initialement prévu pour l’an prochain. La facture est déjà estimée à 6 milliards d’euros soit le double des estimations initiales.
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