Si l’on vous dit que vous faites partie intégrante de la biodiversité au même titre que l’oursin, le pivert, le poisson-lune, la hyène, le géranium ou l’ortie, ça vous chiffonne, n’est-ce pas ? Ne vous inquiétez pas, vous n’êtes pas le (la) seul(e). Cela fait plus de 2 000 ans que ça dure. La faute à l’Homo sapiens qui a toujours cherché à s’émanciper de la tutelle de la nature, en la dominant, en la domestiquant et en l’exploitant. L’homme a si bien réussi qu’il est aujourd’hui contraint de prendre en charge des régulations autrefois naturelles : tenir la comptabilité des gaz rejetés dans l’atmosphère, protéger la pureté des nappes phréatiques, sauvegarder des espèces animales et végétales… Il est devenu « comptable de ses propres conditions naturelles d’existence et du sort des générations futures », comme le souligne le philosophe Dominique Bourg. Comment en est-on arrivé là ? Réponses avec ce spécialiste des questions de philosophie politique et de durabilité, membre actif du comité de veille écologique de la Fondation Nicolas Hulot et ancien vice-président d’une commission du Grenelle de l’environnement.
Depuis janvier, la biodiversité agite colloques et sommets internationaux, s’invite à la une des journaux. Pourquoi faut-il décréter une année internationale pour s’intéresser à la nature ?
Car nous entretenons depuis longtemps une relation distanciée avec elle. Nous n’avons pas l’impression d’en dépendre, nous continuons à supporter l’image d’une nature décor. Ce n’est que lorsque le baril de pétrole atteindra des sommets ou que nous manquerons d’eau que nous réaliserons ce que signifie de piller les ressources naturelles. Les services écologiques que nous rendent les écosystèmes sont aujourd’hui dégradés pour 60 % d’entre eux. Et à consommation constante, les réserves connues d’or, d’argent et de palladium s’élèvent à une quinzaine d’années. Le mot « nature » est lui-même en crise. Que recouvre-t-il ? Le pétrole, l’eau, le renard, le changement climatique, la plage ? Dans nos têtes, c’est un kaléidoscope de tout cela. Des années de célébration comme 2010 ont le mérite de remettre cette nature au centre de nos préoccupations. C’est sûrement nécessaire car nous ne prenons jamais conscience des choses de façon progressive. Il faut choquer, bousculer.Selon les spécialistes, nous serions au tout début d’une extinction de masse provoquée par l’homme. Le taux d’extinction actuel est 10 000 fois supérieur au taux naturel. Mesurons-nous ce qui est en train de se dérouler ?
Difficile à dire car la nature est en partie devenue abstraite à nos yeux. Elle n’est plus de l’ordre du sensible. Nous sommes en effet incapables de percevoir par nos sens les grandes dégradations que nous lui infligeons, par exemple le changement de la composition chimique de l’atmosphère ou la température moyenne, la razzia sur les ressources fossiles, minérales et biotiques (relatives au monde vivant, ndlr). Nous n’y accédons qu’à travers la médiation scientifique, des équations ou des rapports d’experts. En outre, la prise de conscience de la fragilité de la nature est récente, même si les sociétés historiques ont suscité des dégradations du milieu puis tenté d’y réagir avec plus ou moins de bonheur. A la fin du XIXe siècle, les Etats-Unis avaient quasiment fait disparaître les forêts qui couvraient auparavant plus de la moitié du territoire. Dans les années 1930, la région des grandes plaines américaines subissait le Dust Bowl et ses tempêtes de poussière. Mais un événement a tout changé à la fin des années 1950. Il s’agit du premier cliché de la planète bleue vue depuis l’espace : pour la première fois, le monde nous est apparu à la fois fragile et petit. D’autant plus fragile que nous venions juste d’expérimenter la puissance d’Hiroshima. Ces toutes dernières années, nous commençons à prendre conscience de la finitude des ressources planétaires et des capacités de régulation de la biosphère. La finitude de la nature nous révèle notre propre finitude. Nous commençons à comprendre que nos techniques ne sont que les médiations incontournables entre les ressources naturelles et nos usages. Sans ressources… C’est un choc culturel, car nos sociétés se sont construites sur l’idée de l’infini. La rage des climato-sceptiques en est le symptôme le plus contemporain : ils refusent notre finitude. Il n’y a pour eux aucune limite à la puissance de nos techniques et de nos désirs, les cycles de la nature s’y plieront. Or, contrairement à ce que nous pouvions croire jusqu’à il y a peu, l’espace disponible pour nos activités et notre puissance n’est pas infini. Soit nous parvenons à autolimiter nos besoins relatifs, en matière de consommations matérielles, soit nous courons vers un risque de conflits violents.La relation de l’homme à la nature que vous décrivez semble déséquilibrée depuis les origines.
C’est une saga qui commence avec la Bible. Si l’on s’arrête un instant sur l’interprétation chrétienne de ce texte, on y discerne un Dieu à la fois antérieur et extérieur à la nature. Transcendant, il la précède et lui survivra. Et l’homme, créé à l’image de Dieu, jouit d’une position originale, il échappe à la loi commune. A cela va s’ajouter une strate grecque. Platon, notamment, va réduire la nature à son essence mathématique. C’est sur cette affirmation que prendra appui le projet moderne de maîtrise technique du monde. A ces deux grands piliers, vous ajoutez une touche d’Occident médiéval latin qui va transformer la nature en un stock de ressources au service de la productivité et de la technique. Puis, le « naturalisme », pour reprendre l’appellation de Philippe Descola, à la fin du XVIe-début XVIIe siècle, clôturera cette conception d’un homme exceptionnel puisqu’étant le seul à posséder pensée et sentiments.Toutes les religions ne mettent pas en place ce rapport « hiérarchique » entre l’homme et la nature. Pensez-vous que le rapprochement avec d’autres croyances pourrait influer sur notre vision générale ?
Se rapprocher d’autres religions ? C’est compliqué, car notre approche occidentale des religions reste d’abord celle d’un supermarché. On fait son marché, et au final ces religions disparaissent en tant que religions. Le constat est clair : nous sommes en train de changer d’époque, de civilisation. Notre monde va s’effondrer. La question qui reste en suspens est celle de la vitesse de cette transition : franchirons-nous des seuils ? Subirons-nous des passages à tabac naturels ? Je serais en tout cas étonné que ce soit un changement en douceur. Les fondamentaux qui régissent nos relations à la nature ne devraient pas sortir indemnes de l’orage qui s’annonce.Des solutions techniques émergent pour améliorer la consommation d’énergie, diminuer les pollutions. Une mutation semble tout de même en cours ?
Si les pollutions sont susceptibles d’être limitées par des solutions techniques, tel n’est pas le cas, en revanche, de l’augmentation des flux. C’est ce que montre « l’effet rebond » : un ordinateur consomme aujourd’hui moins d’énergie qu’il y a dix ou quinze ans, mais la puissance requise, les usages et le nombre d’utilisateurs n’ont cessé d’augmenter, si bien que la consommation globale d’énergie due à l’informatique s’accroît : elle triplera d’ici 2030, selon l’Agence internationale de l’énergie. L’idée d’un surcroît de technologies pour sauver le monde est un credo propre à l’économie néoclassique. Il n’existe pas en effet de produits de substitution à toutes les ressources naturelles ni à tous les services écosystémiques que nous détruisons.En Chine et en Inde, le rapport à la nature est très différent du nôtre. La montée en puissance de ces pays pourrait-elle jouer un rôle à l’avenir ?
La Chine et l’Inde ont des positions très ambiguës vis-à-vis de la nature : elles sont à la fois marquées par leur socle de croyances et de culture, mais aussi totalement embarquées dans ce consumérisme mondial. Les élites chinoises ont aujourd’hui des empreintes écologiques aussi importantes que celles des Occidentaux. Ces sociétés sont en proie à de très fortes tensions. Finalement, quelles que soient les traditions concernées, les sociétés ont déréglé leurs rapports à la nature.Mais alors, faut-il passer par le droit pour rétablir une relation équilibrée à la nature ? Le droit a puissamment façonné les sociétés occidentales par ses fictions. Dans le même temps, il reste tributaire des mœurs d’une époque et n’est pas apte à changer à lui seul le monde. Il peut être un outil pour une meilleure prise en compte de la biodiversité mondiale, mais va devoir s’inscrire dans un mouvement plus général. Cela passera peut-être par un Giec de la biodiversité [1], on en parle beaucoup en ce moment. Reste que l’interaction entre politiques et scientifiques qui est au cœur de l’organisation du Giec n’est pas optimale, car les premiers imposent aux seconds un amollissement des connaissances.
Alors que penser de ceux qui prônent un retour radical à la nature ?
Un retour à la nature, c’est un retour à quoi ? L’homme est intrinsèquement technique. Nous connaissons un déséquilibre structurel qui est probablement dû à une compréhension absurde des techniques, qui pourrait d’ailleurs nous faire disparaître. Il faut réinventer quelque chose de nouveau. Cela ne veut pas dire revenir en arrière. Il s’agit de réduire nos impacts, les flux de matières et d’énergie, de nous interroger a priori sur la finalité des actions et de nos techniques, de mettre en place de nouveaux modes de régulation de nos comportements, etc. Nous ne retrouverons pas la nature perdue. L’enjeu est de préserver l’humanité, tant en ce qui concerne ses conditions physiques d’existence, qu’en ce qui concerne l’idée d’humanité et les idéaux moraux qui lui sont attachés. Je suis un défenseur d’un « anthropocentrisme affaibli » : en clair, je suis pour la reconnaissance d’une valeur intrinsèque de la nature, en dehors de l’usage qu’on peut en faire, mais au sein d’une hiérarchie qui place l’humanité au sommet ; une humanité généreuse et solidaire du vivant.—DOMINIQUE BOURG
1953 Naissance1997 Professeur à l’Université de technologie de Troyes (Aube) et maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris
2002 Membre de la Commission Coppens, qui a préparé la Charte de l’environnement, incluse dans le préambule de la Constitution française
septembre 2006 Professeur à l’Université de Lausanne en Suisse (Institut des politiques territoriales et de l’environnement humain/Faculté des géosciences et de l’environnement).
Membre du comité stratégique de la Fondation Nicolas Hulot, il a vice-présidé une commission du Grenelle de l’environnement. Auparavant au conseil scientifique de l’Ademe, il participe désormais à celui de l’Institut de la Ville en mouvement.
Revues et édition
Présent au comité de rédaction ou d’orientation des revues Esprit et Ecologie et politique, il dirige avec Alain Papaux la collection « Développement durable et innovation institutionnelle » aux Presses universitaires de France.
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