Harassés par la guerre, pétrifiés par l’absence d’avenir, les Syriens cognent à la porte de l’Europe. Mais où commence leur histoire ? Comment la guerre a-t-elle déferlé dans leur pays ? « Au beau milieu de la dynamique du « printemps arabe », la Syrie était perçue comme un Etat fort doté d’un régime assez stable. Quelques jours encore avant que n’éclatent les premières émeutes en Tunisie, les analystes pensaient que la Syrie était immunisée contre la révolte. Mais c’est une erreur fréquente de juger la manière dont un Etat est perçu à partir des seules zones urbaines. Dans le cas de la Syrie, les observateurs n’avaient pas perçu les signes de souffrance en périphérie », précise Francesco Femia, directeur du Centre pour le climat et la sécurité (Etats-Unis). Or, dans les campagnes syriennes, l’humeur était au nadir : depuis 2006, une sécheresse – la pire jamais enregistrée – ravageait le « croissant fertile », au nord du pays. Un fléau si sévère qu’il contracta la production agricole – responsable d’un quart du PIB du pays – d’un tiers et réduit littéralement à néant le cheptel des éleveurs, rapporte une étude parue en janvier 2015 dans la revue PNAS. Au même moment, le prix des céréales doublaient et la dénutrition emportait un à un les enfants. 1,5 million de Syriens quittèrent alors les campagnes pour rejoindre la périphérie de villes déjà engorgées par l’afflux de réfugiés irakiens fuyant la guerre. Dans ces banlieues au bord de l’implosion, le régime el-Assad fit peu pour venir en aide aux populations, soulignent les chercheurs. Maigre hasard ou drôle de coïncidence, c’est là que les émeutes débutèrent.
Ce n’est pas la première fois qu’un épisode climatique entre dans l’équation qui charpente un conflit. Meurtris par des décennies de sécheresse, des milliers d’agriculteurs et éleveurs du nord du Darfour (à l’ouest du Soudan) prirent le chemin du Sud dès les années 70, entraînant, en 2003, une guerre pour l’usage des terres et de l’eau. Quatre ans plus tard, le secrétaire général des Nations Unies pointait la responsabilité du climat : « Selon les statistiques des Nations unies, les précipitations moyennes (au Sud-Soudan, ndlr) ont baissé de 40 % depuis le début des années 1980 (…) Des études ont montré que cette baisse coïncidait avec une augmentation des températures dans l’océan Indien et une perturbation des moussons. Cela suggère que la sécheresse de l’Afrique sub-saharienne dérive, à un certain degré, du réchauffement climatique dû à l’homme », écrivait en 2007 Ban Ki Moon dans le Washington Post.
Prévenir les guerres en protégeant le climat
L’hypothèse est lancée. Il faudra attendre janvier 2015 et le papier du PNAS pour qu’un lien scientifique entre changement climatique et conflit soit précisément établi par des chercheurs. « Cette nouvelle étude a apporté la preuve scientifique qu’en Syrie les sécheresses extrêmes en été et la baisse des précipitations en hiver étaient bien imputables au changement climatique », souligne Francesco Femia. Des circonstances climatiques couplées à une mauvaise gestion des ressources en eau par le régime el-Assad qui avait choisi de subventionner fortement les cultures du coton et du blé, très gourmandes en eau, et de soutenir un système d’irrigation fort gaspilleur… Autant de raisons de noircir le tableau des paysans syriens à l’aube de la révolte. « Nous ne disons pas que la sécheresse a causé la guerre. Nous disons qu’ajoutée à d’autres facteurs de stress, elle a contribué à mettre le feu aux poudres. Tandis que le réchauffement causé par l’homme a rendu plus probable une sécheresse de cette sévérité », a résumé à la presse Richard Seager, l’un des coauteurs de l’étude. « On ne peut pas lier directement le déplacement des populations à la révolution, abonde Francesco Femia, mais on peut dire qu’un certain niveau d’instabilité existait déjà avant que la révolution n’éclate. »Si le changement climatique peut jouer un rôle dans le déclenchement des conflits, s’atteler à l ’endiguer pourrait prévenir l’explosion sociale, poursuit Francesco Femia. Et le chercheur de dégainer l’exemple de Chypre dont les deux entités, malgré leur non-reconnaissance mutuelle, collaborent sur les questions de traitement des eaux à leurs frontières « C’est la même chose en Syrie et en Libye. Malgré la volatilité politique, les deux parties peuvent s’accorder et fixer ainsi un point de départ vers une résolution du conflit », poursuit Francesco Femia. A condition que les intéressés en prennent conscience. A Durban, fin 2011, la Libye n’avait-elle pas envoyé des représentants quelques semaines à peine après la chute de Tripoli et la mort de Muammar Kadhafi ? « Ils étaient très sérieux sur le sujet de l’atténuation du changement climatique, se souvient Francesco Femia. En général les officiels de cette région sont assez à l’écoute des besoins d’adaptation au changement climatique. » A l’inverse, si le sujet du changement climatique est négligé par les classes dirigeantes : « Il est possible que les conflits deviennent de plus en plus communs », s’alarme le chercheur américain.
Pas d’instrumentalisation
Mais la thèse progresse dans les cerveaux, pénétrant plus avant au coeur des instances de défense. Ainsi l’étude des chercheurs du PNAS a-t-elle été « validée par le Pentagone, très ’au taquet’ sur ces questions », assure François Gemenne, spécialiste des flux migratoires à SciencePo Paris et à l’université de Liège. La thématique « changement climatique et conflits » fut aussi « deux fois à l’ordre du jour du Conseil de sécurité de l’ONU sous la présidence de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne. » En France ? « Le ministère de la Défense, s’y était à un moment intéressé. Il avait commandité en 2011 une étude de l’Irsem (Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire) sur la question », assure François Gemenne qui précise néanmoins que rien ne semble avoir été fait depuis.Une bonne nouvelle ? Pas pour tout le monde. D’abord parce que la communauté des chercheurs est elle-même partagée. La thèse liant changement climatique et conflits est l’objet « d’une grande controverse scientifique, précise François Gemenne. La recherche identifie très facilement des corrélations entre les augmentations de température, les variations de précipitation et des conflits de toute forme (assassinats, violences domestiques, etc. ndlr) En clair, on tue plus quand il fait plus chaud [voir ici ou là, ndlr]. Mais passer de la corrélation à la causalité est difficile. » Certains, enfin, redoutent la thèse pour une autre raison : « Les pays en développement s’opposent à ce que cette question soit traitée au sein du Conseil de Sécurité. Pour eux, c’est une stratégie des pays industrialisés que de déplacer le problème de la CNUCC (Convention-cadres des Nations Unies sur les changements climatiques qui organisent les Conférences des parties (COP) notamment, ndlr) au Conseil de sécurité, d’en faire une simple question de sécurité », souligne le chercheur qui ne prête pas aux pays riches une telle intention.
Il n’empêche : « Il faut éviter d’instrumentaliser le lien entre changement climatique, conflits ou encore migrations », poursuit-il. Car à trop vouloir agiter le chiffon rouge aux yeux des pays en leur disant : « si vous ne faites rien contre le changement climatique, vous provoquerez des conflits qui amèneront des migrations massives et vous coûteront très cher », on risque d’induire de mauvaises réponses : « Si on dit aux pays : ‘Vous aurez plein d’immigrés’, ils risquent de fermer leurs frontières plutôt que de réduire leurs émissions. Si on leur dit, ‘demain il y aura de plus en plus de conflits’, ils risquent d’augmenter leur budget de défense plutôt que de réduire leurs émissions », précise le chercheur. Alors quoi ? Plutôt que sur la peur, mieux vaut actionner le levier « cosmopolitique. Celui qui consiste à rappeler aux citoyens que l’on n’est pas différent des gens du Bangladesh. »
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