On n’en mène jamais large en approchant d’une usine du Nord. Les représentations ont la peau dure, les fantasmes encore plus. Un fabricant d’enveloppes dans la grande banlieue lilloise, que diable allions-nous faire là ? Antoine le taxi, habitué des trajets entre la gare de Lille et le village de Forest-sur-Marque, à vingt minutes de voie rapide, presque au milieu des champs, vers la frontière belge, avait pourtant commencé à nous chahuter gentiment. « Pocheco, c’est des gens bien, vous ne serez pas déçue. Et Emmanuel Druon, il vient tous les jours à vélo depuis Lille, rendez-vous compte ! » Un patron un peu original, pourquoi pas ? Auteur d’un manuel d’antimanagement intitulé Le syndrome du poisson lune (Actes Sud, 2015), allons bon. Ayant converti son usine en un laboratoire de l’économie circulaire qu’on nous vante sans qu’on n’y comprenne goutte, cela valait bien le détour.
Dans le piquant froid nordiste, c’est une vraie usine, au milieu d’un village de briques. Le bureau du président-directeur général, 50 ans, est pourtant douillet, lumineux, avec des canapés en cuir élégants mais pas clinquants, des plantes et des tableaux aux murs, de bon goût. Lunettes d’architecte, pull de grosse laine et chaussures solides, Emmanuel Druon parle beaucoup, avec verve et sans détour. Ici, 114 personnes – dont deux tiers d’ouvriers – produisent deux milliards d’enveloppes par an pour des banques, des compagnies d’assurance ou de téléphonie : celles dans lesquelles nous recevons nos factures et nos relevés. Le travail se fait en trois-huit, quasi tous les jours de l’année. « Mais faut-il se tuer à la tâche pour avoir un job dans le Nord-Pas-de-Calais ? », tonne-t-il. Dans une zone où le chômage atteint les 14%, dans une branche où la concurrence est féroce, la mayonnaise aurait pu virer aigre. Depuis près de vingt ans, Emmanuel Druon a décidé de prendre le contre-pied et de faire de Pocheco une usine où il fait bon travailler, en avance d’une lieue en matière de performances environnementales. La fabrique avale 10 000 tonnes de papier par an. Pour chaque tronc avalé, son fournisseur finlandais en replante trois. « C’est que je suis l’Idefix de l’enveloppe, rigole Emmanuel Druon. Je pleure quand on arrache un arbre. » A y regarder de plus près, le patron, au visage lunaire, a quelque chose d’enfantin qui ne le lâche pas.
Drôle d’oiseau que celui-là. « Mais mon pôvre Druon, qu’est-ce que l’on va bien pouvoir faire de vous ? », avait jeté devant toute la classe le jésuite qui lui enseignait le français. C’est toute son histoire. Celle d’un enfant solitaire et très sensible, réfugié dans les livres comme dans une forteresse, qui prenait la fièvre en lisant Les Frères Karamazov. Et pleura de rage quand l’Amoco Cadiz s’échoua sur les côtes finistériennes en 1978. « J’ai supplié mes parents pour aller ramasser les boulettes. Cela sentait trop la mort, il fallait réparer », se rappelle-t-il. C’est l’histoire d’un petit garçon qui ne se sentait jamais légitime dans une famille pourtant aimante. Une mère psychanalyste, un père ingénieur qui reprend le grand œuvre du grand-père, le groupe de presse Le Particulier, en 1976. La même année, il rachète Pocheco, une vénérable maison fondée cinquante ans plus tôt sous le nom de Papeteries générales du Nord.
« Je n’étais pas convaincu qu’il faille s’entretuer pour fabriquer du shampoing »
Il est des moments singuliers qui fondent une vie. Emmanuel Druon sait quel fut son jour, cet été-là. Il avait onze ans et son père l’emmenait voir l’usine qu’il venait d’acquérir. « C’était la grande sécheresse, la mort de Mao et celle de mon grand-père. Je garde le souvenir des murs de brique, des arbres dans l’allée, de l’odeur de graisse dans l’atelier, se rappelle Emmanuel Druon. L’usine, au milieu du village, m’est apparue magnifique. Tout est passé par ce choc esthétique. » Mais il lui fallut d’abord naviguer dans la vie avant que cette impression fondatrice ne refasse surface. Alors qu’il est censé plancher à la Sorbonne sur « Les paysages dans l’œuvre de Julien Gracq », Emmanuel Druon trouve du travail grâce au bureau des stages de l’université. A L’Oréal, qui plus est. Ses parents sont au moins aussi heureux que le jour où il a eu son bac. Lui se demande encore par quel miracle il a atterri là et, quand on lui demande devant ses nouveaux collègues ce qui le caractérise, il se contorsionne comme il peut : « Je n’allais pas leur dire que je fonctionnais sur l’énergie du désespoir et que je n’étais pas convaincu qu’il faille s’entretuer pour fabriquer du shampoing puisque ça part dans l’eau de rinçage… » Pendant dix ans, il fait ses gammes de commercial dans plusieurs multinationales françaises et expérimente la vie professionnelle sous le régime du management par la terreur. « Celui où on entend les genoux claquer avant le début de la réunion », note-t-il. Un parfait repoussoir.
C’est sous l’effet de ce cocktail détonnant qu’il arrive à Pocheco. En 1997, son père lui propose de prendre la présidence de la société. Emmanuel Druon débarque dans le Nord. « Je me suis rendu compte que j’étais intimement lié à ce lieu, à cette activité, à ces gens », se rappelle-t-il. Mais voilà, la boutique part à vau-l’eau. La belle image d’Epinal est même devenue fort laide. L’enveloppe, c’est avant tout de l’industrie. Ce sont des grosses machines et des produits chimiques, des doigts coupés, des corps éreintés. Pire, du harcèlement moral et sexuel, des irrégularités financières, des fûts louches enterrés au fond de la cour, un système d’information obsolète et verrouillé. « La situation était tellement catastrophique que c’était une occasion extraordinaire de tout remettre à plat, dit-il aujourd’hui. Je me suis autorisé tout ce qui était possible. »
Renifleur de talents cachés
Emmanuel Druon se revendique volontiers comme utopiste, « une condition à mettre en action pour être entrepreneur ». Il est avant tout renifleur de talents cachés. « Ce qui m’a frappé, c’est son imagination, sa capacité de réinvention d’une activité traditionnelle, mais aussi son excellente qualité d’écoute des autres », témoigne Corinne Lepage, ex-députée européenne, à qui Emmanuel Druon écrivit un jour pour lui dire qu’il mettait en œuvre son concept d’« écolonomie », un mélange d’économie et d’écologie. A Pocheco, Emmanuel Druon parle de ses salariés comme « ses collègues » et les appelle tous par leur prénom. Il y a Yazid, l’ancien contremaître de l’équipe de nuit, celui qui « entend les machines comme personne », devenu son bras droit et avec qui il a sorti un à un les cadavres des placards à son arrivée à l’usine. Il y a Franck, le « taiseux et technicien de génie », aujourd’hui au comité de pilotage de l’entreprise, celui avec qui il fait les premiers tests pour trouver une encre à base aqueuse, sans solvants, sans métaux lourds, qui tienne la route. « Pendant un an, on a joué les apprentis sorciers, on se retrouvait avec des volumes de mousse monstrueux, raconte Emmanuel Druon. L’objectif, c’était que les gars arrêtent de respirer des vapeurs toxiques, n’aient plus à porter de masque et de gants. Ce n’est qu’ensuite qu’on a pu valoriser notre innovation en termes d’environnement. »
Aujourd’hui, par exemple, c’est une bambouseraie qui accueille le visiteur à l’entrée de l’usine. Elle épure toutes les eaux usées du site. L’eau elle-même provient de la récupération d’une partie végétalisée de toiture. Les bambous morts ainsi que les vieilles palettes sont compostés et brûlés pour chauffer l’usine l’hiver. Il y fait bon, dans le grand atelier. Les six lignes de production, des machines appelées les « 202 », 25 mètres de long chacune, ronronnent. A 13 heures, c’est le changement de poste et la radio chante. Et surtout, il fait jour ! « Ici, avant, on savait seulement quand il pleuvait ! », remarque Kevin Franco, 26 ans, chargé de mission à Canopée conseil, un bureau d’études intégré, créé pour exporter le savoir-faire en développement durable de l’entreprise.
En 2010, les faces sud des 4 000 mètres carrés de toits en dents de scie ont été recouvertes de panneaux photovoltaïques. Les faces nord ont, elles, été vitrées et ouvertes au soleil. « C’était deux fois plus cher qu’une toiture classique, mais on fait 200 000 euros par an d’économies d’énergie, et c’est beaucoup plus agréable pour les gens qui travaillent », précise Kevin Franco. Les pompes extrêmement bruyantes qui produisent le vide pour transporter le papier dans les machines ont été remplacées et déplacées au centre de l’usine, leur chaleur récupérée. Pocheco n’a désormais plus besoin de s’approvisionner en gaz naturel. Le système de buses qui séchaient les enveloppes, dangereuses pour les ouvriers car brûlantes, a été repensé et sécurisé pour plusieurs dizaines de milliers d’euros. La consommation d’énergie de ce poste a été divisée par trois et la vitesse de production a augmenté de 5%. « Ce n’est pas le monde des Bisounours : on travaille toujours sur des machines dangereuses, mais c’est très différent des autres entreprises par lesquelles je suis passée, témoigne Mélodie Asset, responsable maintenance et représentante au comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Il y a un réel engagement pour faire évoluer le travail de chacun, un engagement humain. Ici, on n’est pas un numéro. »
Le nerf de la guerre de cette résistance positive à l’agonie industrielle française, c’est bien sûr l’argent. Pocheco génère 22 millions d’euros de chiffre d’affaires pas an, progresse de 3% par an depuis dix ans, et réinvestit 5% à 10% dans son outil de production. Les salaires vont de 1 à 4 en partant du Smic majoré de 15%. Et il n’y a pas de distribution de dividendes. Encore une affaire de morale familiale : l’accumulation d’argent, vulgaire, ne sert rien d’honorable. « Mon père me répétait que ce qui tue les petites boîtes, c’est de n’avoir pas le choix. Que la seule chose valorisable était l’indépendance », répète Emmanuel Druon qui lui a racheté l’entreprise en 2008.
Collaboration à tous les étages
Exit le risque d’actionnaires trop avides, exit le gain au prix de l’humain. Bienvenue à la collaboration à tous les étages. « Attention, je ne suis pas Merlin l’enchanteur ou Dieu le Père, mais une fois que vous avez évacué la problématique de gagner plus d’argent, votre seule question devient comment bien l’utiliser pour améliorer votre boîte », conclut-il. L’entrepreneur, parfois amicalement traité par ses proches de « bolchevik », a ses blessures. La plus douloureuse, encore vive, reste celle de sa tentative de reprise de la papeterie Docelles, dans les Vosges, son ancien fournisseur et la plus vieille fabrique de l’Hexagone. Baladé pendant un an par les vendeurs, une multinationale finlandaise, Emmanuel Druon a dû renoncer. La papeterie a fermé il y a quelques semaines et mis 165 personnes sur le carreau. Il parle encore avec émotion de ce qu’aurait pu devenir ce site industriel produisant 160 000 tonnes de papier en y appliquant les idées mises en route en vingt ans à Pocheco.
La réputation de l’usine d’enveloppes a fini par sortir du Nord-Pas-de-Calais. Chaque semaine, quatre ou cinq bus débarquent leurs visiteurs – entrepreneurs, étudiants, chercheurs, élus – à l’usine. Les idées inspirantes ne manquent pas pour continuer d’alimenter les machines. Pocheco s’est récemment lancée dans la valorisation de l’intérieur des enveloppes. Des outils promotionnels peuvent désormais y être imprimés : les expéditeurs économisent ainsi de précieuses feuilles volantes. Un service de pré-tri postal et de massification des envois pour les petites entreprises a également vu le jour. En 2009, les équipes ont émis le souhait de participer à la reforestation de leur région, particulièrement déboisée. Une association est née, qui s’est fixée la plantation de 10 000 arbres par an. Une suite logique pour des salariés attachés aux valeurs de leur boîte. « Nous, on vient au travail avec notre cerveau, sans le laisser à la porte de l’entreprise. On travaille dans l’industrie, mais la manière dont on le fait nous permet de garder notre citoyenneté et l’esprit tranquille », insiste encore Mélodie Asset, la responsable maintenance. Emmanuel Druon veut maintenant développer sa Maison de l’écolonomie, destinée à sensibiliser le grand public sur les principes qui ont fait Pocheco. Et veut la baptiser « Le fol espoir », en hommage à la femme de théâtre engagée Ariane Mnouchkine. A Forest-sur-Marque, le directeur de l’usine a beau rappeler qu’enfant il ne rêvait pas de devenir fabricant d’enveloppes, sa fabrique utopiste et bien réelle en met plein les yeux.
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