Il y fait froid, il n’y a pas la mer et on n’y gagne en moyenne que 2 100 dollars (1 560 euros) par an. Qu’importe : au Bhoutan les gens semblent heureux. C’est du moins ce que constatait, en 2007, une étude du Leicester Institute. Il y ressortait que le Bhoutan se situe au 8ème rang mondial, sur 178 pays, dans le classement du bonheur.
Démocratique depuis trois ans seulement, ce pays du cœur de l’Himalaya décline toute sa politique autour de quatre piliers liés au bien-être de la population – développement socio-économique, préservation de l’environnement, bonne gouvernance et vivacité culturelle. Sa technique ? Une commission de planification qui analyse les lois et projets selon les 72 indicateurs du « Gross national happiness » – le Bonheur national brut (BNB) –, instauré en 1972, forcément différent du Produit intérieur brut (PIB).
Un peu plus petite que la la Suisse et peuplée de 700 000 habitants, cette discrète monarchie enclavée entre l’Inde et la Chine montre sa capacité à se préserver sans se scléroser, à s’ouvrir sans se perdre. Interview de Françoise Pommaret, ethnologue et anthropologue, directrice de recherche au CNRS, spécialiste du Bhoutan où elle vit depuis 30 ans et de Dorji Wangdi, ministre du Travail, rencontré à l’occasion des 1ères assises du bonheur à Sète.
Terra eco : Le Bhoutan n’est devenu démocratique qu’en 2008. La population a-t-elle vraiment voix au chapitre ?
Dorji Wangdi : La transition démocratique, bien que totalement pacifique, n’a pas été conduite par le peuple, mais sur l’impulsion du quatrième roi, un homme doté d’une excellente qualité d’écoute. Aujourd’hui, avec 45 sièges sur 47 au Parlement, mon parti, qui prône le BNB, récolte l’adhésion populaire. Les médias sont libres, et nous assurons la transparence à tous les niveaux. Nous avons avalisé 214 projets portés par les citoyens. Pour toute nouvelle loi ou changement politique important, j’ai l’obligation de consulter la population, communauté par communauté, et de rapporter son avis un mois avant les débats. Le BNB se fait le garant de notre paix sociale.Françoise Pommaret : Les Bhoutanais sont loin d’être un peuple servile. Comme les Français, ils se plaignent tout le temps et attendent tout de l’État ! Mais ils sont entendus. Dans un pays aussi petit, avec neuf hebdomadaires et un journalisme d’investigation performant, la mobilisation est rapide. D’autant plus que les moins de 40 ans sont éduqués et branchés sur internet, avec les réseaux sociaux et forums qui tournent à plein régime. Il suffit d’un tollé sur Facebook contre un projet de golf privé par exemple pour le faire suspendre. Avec une telle foi dans ses institutions – y compris la police – la population a confiance en l’avenir. Et le gouvernement fait tout pour ne pas démériter.
La population est très pauvre. Comment prôner l’épanouissement de chacun dans ces conditions ?
D.W. : Tout le monde a un toit et de quoi manger. Il n’y a que 3,1 % de chômage. Pour limiter les inégalités, l’impôt est très progressif. Nous développons des services essentiels pour tous. Les enfants de plus de 6 ans sont presque tous scolarisés gratuitement. L’école accorde une large place à la méditation et à la créativité.F.P. : Selon les critères de l’ONU, 25 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. Pour autant, il n’y a pas de mendiants et les gens parviennent à bien s’alimenter et se vêtir. 90 % possèdent des terres, avec un champ à cultiver et parfois une maison, au moins en bambou. L’université est gratuite même si elle est accessible après un concours très sélectif. Le problème, c’est qu’une fois éduqués, les jeunes se désintéressent des métiers manuels – nous sommes en pénurie de plombiers et d’électriciens – et veulent devenir fonctionnaires !
Le Bhoutan est un pays escarpé et enclavé. Toute la population, à 70% rurale, bénéficie-t-elle de la politique du BNB sans devoir migrer en ville ?
D.W. : Nous voulons éviter l’exode rural. Malgré l’enclavement, 97 % des « blocs » du pays (communauté de 8 villages, ndlr) sont reliés à la route. Tout le pays aura une couverture mobile d’ici à la fin de l’année, et sera raccordé à l’électricité d’ici à fin 2013. Une nouvelle « hotline santé » permet de joindre un médecin de l’hôpital central. Celui-ci transmet l’ordonnance au dispensaire le plus proche : c’est une avancée phénoménale pour un pays en développement !F.P. : Le développement des routes et des communications permet aux paysans de vendre leurs productions, donc de rentrer dans une économie monétaire. Même pour 400 personnes, on installe une antenne mobile, et chaque chef-lieu a son cybercafé gratuit.
Le BNB est fortement axé sur la préservation du capital « environnement ». Comment le concilier avec le développement économique ?
D.W. : Nous avons l’air le plus pur du monde – 5 fois plus que la norme européenne –, 80% du territoire est forestier et 52 % géré en aires protégées. Les touristes viennent pour cela ! C’est donc hors de question de développer des industries polluantes : nous parions sur l’autosuffisance alimentaire – 99 % de la production agricole est bio –, et sur l’hydroélectricité vendue à l’Inde. Mais nous ne voulons pas non plus du tourisme de masse, trop destructeur.Le Bhoutan entend préserver la culture locale, mais est-ce réaliste dans un système mondialisé ?
D.W. : Conseillés par l’économiste Joseph Stiglitz, nous avons décidé de ne pas adhérer à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). D’ailleurs, les crises financières n’ont d’impact sur nous qu’à travers le tourisme. Notre système de taxe est flexible, adapté à chaque produit en fonction de son impact sur la vie quotidienne des gens. Les fast-foods sont interdits, l’alcool est très taxé car il peut ruiner la vie familiale, et la vente de tabac interdite – on peut néanmoins en importer pour sa consommation personnelle. Cela paraît draconien, mais la population est assez intelligente pour le comprendre ! Par ailleurs, les gens adoptent la tenue nationale pour les moments officiels, mais sinon, ils s’habillent en jeans. Il ne s’agit pas de maintenir une identité dans le formol, mais d’être ouvert au changement avec discernement.F.P. : L’investissement étranger est très encadré : depuis 2010, chaque projet doit apporter 500 000 dollars (370 000 euros) au minimum, et être approuvé par le ministère concerné et par la commission du BNB. En outre, les étrangers ne peuvent pas acheter des terres et exproprier les gens : ils doivent signer un contrat avec un partenaire local.
Les réfugiés népalais, oubliés du Bhoutan
« Jusqu’en 1959, le pays était à 100 % bouddhiste », explique le ministre du Travail bhoutanais. Puis « il a accepté des migrants économiques népalais et indiens, avec des familles nombreuses. » Le sort de ces populations s’est dégradé au tournant des années 1980 avec la loi de citoyenneté et le programme de bhoutanisation, lancé par le roi. Violentés, harcelés, 100 000 Bhoutanais d’origine népalaise, en majorité hindous, quittent alors le pays pour des camps au sud-est du Népal, à la frontière avec l’Inde. Depuis 2005, dans le cadre d’un programme du Haut-commissariat des réfugiés aux Nations-Unis, ils peuvent être accueillis par des pays anglophones, notamment les États-Unis.
Reste quelques autres. « Aujourd’hui, les Bhoutanais d’origine népalaise, appelés les gens du Sud, composent encore 30 % de la population », commente Françoise Pommaret, « ils sont intégrés et ont les mêmes droits que les autres. »
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