« On s’y est opposés au départ, mais maintenant on est fatigués », concède Alicia, une habitante de Chinchero, dans le sud-est du Pérou. Depuis plus de trente ans, le débat fait rage autour du futur aéroport de Cuzco, septième ville du pays, mais première destination touristique en raison de la proximité du Machu Picchu. Maintes fois enterré pour des raisons de faisabilité, il est aujourd’hui en passe de voir le jour. Les terrains ont été achetés par l’Etat, et un appel d’offres a été lancé pour savoir qui exploitera les lieux durant les quarante prochaines années. Une vingtaine d’entreprises nationales et étrangères – dont trois françaises (1) – sont en course.
L’emplacement choisi est la plaine de Chinchero, sur la route qui relie Cuzco à l’ancienne cité inca. Perché à 3 700 mètres d’altitude, au cœur des Andes, le lieu est embrassé par une couronne de montagnes sacrées, les Apus, vénérées par les Incas du XIIIe au XVe siècle. La ville du même nom, joyau d’architecture incaïque et coloniale, domine le site. Les communautés autochtones alentour ont conservé ici leurs traditions vieilles de plusieurs siècles et vivent de la culture de la pomme de terre et du tissage.
Moins de 50 kilomètres à vol d’oiseau sépareront l’aéroport de Chinchero du Machu Picchu
Mais cet écosystème risque de vaciller avec l’arrivée des pelleteuses et la construction du nouvel aéroport qui devrait s’étendre sur 357 hectares. Et accueillir parkings, boutiques de luxe, hôtels et restaurants. Aussi vaste que celui de Lima, la capitale, il est prévu pour fonctionner 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 et remplacera à terme l’actuelle infrastructure de Cuzco, située en plein cœur de la ville. L’équipement, né en 1964, est jugé trop petit, inadapté et dangereux. Aussi, le nouvel aéroport doit-il surtout permettre aux touristes de débarquer directement dans la cité andine, sans être obligés de transiter par la capitale (lointaine de 45 minutes en avion). Si le calendrier est respecté, les travaux débuteront en 2014, et le nouvel aéroport sera opérationnel en 2018.
Le président de la République, Ollanta Humala, a fait du nouvel aéroport un symbole du développement touristique de son pays. En août 2012, un an après son élection, il promulgue une loi (2) donnant le feu vert à sa construction et en fait un projet de « nécessité publique ». « Cuzco mérite un tel aéroport, Cuzco a droit au développement », déclare-t-il lors d’un discours à la nation. Cinq millions de passagers sont attendus chaque année dès 2025, selon les prévisions officielles, contre deux millions aujourd’hui dans l’aéroport actuel. Pour un investissement de l’Etat à hauteur de 460 millions de dollars (338 millions d’euros), les retombées économiques sont, elles, estimées à environ 5 milliards de dollars par an (3,6 milliards d’euros). Davantage que le plus grand projet minier du Pérou, Conga, dans le nord-ouest du pays.
« Une industrie vorace »
Mais la population de Cuzco craint de ne pas être la réelle bénéficiaire de ce flot d’argent frais, dans un pays où les richesses sont très mal réparties. Malgré plus de 6 % de croissance annuelle en moyenne depuis dix ans, un quart de la population vit toujours en deçà du seuil de pauvreté. A cela s’ajoutent de fortes disparités nationales : ainsi, dans les zones rurales andines, le taux de pauvreté peut atteindre plus de 50 % (3). A Cuzco, le secteur du tourisme est aux mains d’investisseurs et de prestataires étrangers ou de grandes familles liméniennes. L’inflation est telle qu’eux seuls peuvent se payer des locaux commerciaux. Selon une étude récente, seules 20 % à 25 % des entreprises de tourisme situées dans le centre-ville sont détenues par des Péruviens. Et la part de Cuzquéniens est marginale !
A Chinchero, où la spéculation va bon train, le même schéma semble à l’œuvre. Le prix du foncier a déjà explosé et le prix du mètre carré a bondi de 5 à 300 dollars (de 3,6 à 220 euros) ! Les autorités, elles, préfèrent mettre en avant la création de centaines d’emplois induits par l’aéroport. S’il ne conteste pas ce fait, Carlos de los Rios, économiste à l’Institut d’études péruviennes, tempère les espoirs officiels : « Les populations autochtones qui vivent à Chinchero serviront surtout de main-d’œuvre à bas coût. Dans l’industrie du tourisme, les emplois sont précaires, mal rémunérés, saisonniers et sans aucune garantie. » Il critique aussi la vision à court terme de l’Etat. « Le développement du tourisme se fait sans penser au futur. C’est une industrie vorace qui n’est pas durable. Cuzco va perdre de son attractivité dans les années à venir. Quand les touristes verront qu’elle n’est pas différente des autres villes mondialisées avec ses hôtels cinq étoiles et ses restaurants de cuisine mondialisée, ils ne viendront plus », assure-t-il. La région pourra-t-elle supporter un tel afflux touristique alors que le site du Machu Picchu – principale attraction touristique nationale – est déjà saturé ?
Tours de trois heures maximum
Déclaré patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture) en 1983, le sanctuaire peut accueillir un maximum de 2 500 touristes chaque jour. Une limite fixée par l’agence onusienne afin de le protéger contre les détériorations, les risques d’érosion et les glissements de terrain. Or, ce quota est déjà fréquemment dépassé. Et l’Unesco a menacé plusieurs fois de classer le site sur la liste des monuments en danger. Pourtant, les autorités politiques ont une tout autre idée de sa gestion. « Le Machu Picchu va devoir s’adapter », déclare ainsi Daniel Maravi, directeur régional du développement économique de Cuzco. « Trois fois plus de personnes pourraient y avoir accès chaque jour », affirme-t-il. Selon lui, il suffirait d’organiser des tours de trois heures et de mettre en place un parcours balisé afin de minimiser l’impact sur les terrasses les plus fragiles. Un projet qui rentre dans le cadre plus large d’un processus de développement à tous crins de l’offre touristique : nouveaux axes routiers pour permettre l’accès au sanctuaire (les visiteurs n’y arrivent aujourd’hui que par le train), essor des structures d’hébergement au pied de la citadelle et toute la cohorte d’équipements classiques : restaurants, bars, boutiques, etc.Récolte de la pomme de terre à Chinchero - Amanda Chaparro
L’Unesco à la rescousse
Face à cette fuite en avant, l’Unesco pourrait abattre sa dernière carte et se servir de son seul levier de pression : rayer le site de la liste du patrimoine mondial. Un risque que l’Etat péruvien n’est pas prêt à prendre, selon César Moreno-Triana, spécialiste du patrimoine mondial à l’agence onusienne : « Ce serait contre-productif pour le pays ; il enverrait un message très négatif. Un site retiré de la liste du patrimoine mondial perd énormément de touristes… »Toutefois, il n’en est pas encore question. Selon la procédure, l’Unesco doit d’abord réaliser une étude technique pour établir si l’impact de l’aéroport sera négatif. Ce qui peut prendre plusieurs années. Et c’est seulement si les experts aboutissent à ce diagnostic que l’agence pourra entrer en campagne afin d’empêcher le projet. Au siège de l’organisation, à Paris, César Moreno-Triana assure qu’il ne laissera pas faire : « Le Machu Picchu et Cuzco sont des hauts lieux symboliques pour toute l’humanité et sont des berceaux de l’histoire de l’Amérique latine. Nous devons à tout prix les protéger. »
Pourtant, à 10 000 kilomètres de là, la population de Cuzco semble satisfaite de voir le projet d’aéroport aboutir, après trente ans d’attente. « Il apportera travail, revenus et progrès », peut-on entendre dans les rues de la ville. A Chinchero, petite localité paisible, les habitants s’inquiètent tout au plus d’une montée de l’insécurité. « Il n’y a pas de délinquance ici. La vie est très tranquille, on peut laisser nos maisons ouvertes toute la journée. On ne connaît pas le vol. Avec l’aéroport, il y aura des trafics en tout genre », se désole Beatriz (4), mère de famille de trois enfants. D’autres, comme elle, craignent l’émergence de la mendicité et de la violence.
Mais d’autres conséquences fâcheuses, comme l’abandon de l’agriculture vivrière, la perte des terres agricoles, l’assèchement des lacs, la raréfaction de l’eau ou les pollutions sonore et visuelle, sont à peine évoquées. En témoignent les réflexions de certains habitants, comme José (4), convaincu qu’« aujourd’hui, en 2014, les avions ne font pas de bruit et ne polluent pas » !
« C’est le résultat d’une bonne campagne de désinformation », s’agace Luis (4). Pour cet étudiant en tourisme originaire de Chinchero, les habitants ont été, dès le départ, mal informés et manipulés par les autorités. « Elles ne mettent en avant que les aspects positifs à court terme. Sur les dommages environnementaux et sociaux, c’est le silence radio », ajoute-t-il. Une timide résistance tente de s’exprimer, mais elle n’a aucune visibilité dans les médias locaux. Toute contestation du projet est vue comme une manifestation du centralisme de la capitale. Pire encore, dans la région, les opposants sont perçus comme des traîtres et des ennemis du « progrès ». Luis, qui a, un temps, porté la contestation, peut en témoigner. « J’ai reçu plusieurs appels anonymes, glisse-t-il. On m’a menacé. »
Chantage et pressions
Dans ces circonstances, peu d’habitants osent s’opposer publiquement au projet. Un petit groupe de paysans de Chinchero réclame pourtant que les droits des populations autochtones soient respectés. Au Pérou, il existe une loi dite de « consultation anticipée » qui se fonde sur la Convention n°169 de l’Organisation internationale du travail. Elle reconnaît le droit des populations indigènes à être consultées avant la réalisation d’un projet pouvant affecter leur « identité culturelle, qualité de vie ou développement ».Verónika Mendoza, membre du Congrès péruvien, est venue leur prêter main-forte dans ce combat… mais la loi n’a toujours pas été appliquée. Aujourd’hui, elle n’a plus beaucoup d’espoir : « Etant donné que les terrains ont été achetés, cela va être difficile juridiquement de réclamer une consultation. J’ai bien peur qu’il ne soit trop tard », se désole-t-elle. Le peu de contestation a été étouffé. Alors aujourd’hui, les habitants demandent uniquement à être informés. Des familles doivent être déplacées ; elles ne savent toujours pas où elles seront relogées. Les habitants se sont lassés d’entendre parler de ce projet. « On nous refuse des travaux d’assainissement sous prétexte que notre terrain sera occupé par l’aéroport », s’emporte Alicia, jeune habitante de Chinchero venue aider sa mère, qui travaille aux champs.
100 familles habitent dans des maisons qui se trouvent sur le tracé du futur aéroport. Une centaine d’autres y possèdent des parcelles agricoles. Face au chantage et à la pression de l’argent, toutes ont cédé. Elles se sont vu offrir 20 dollars (14,70 euros) le mètre carré pour le rachat de leurs terres. « C’est très peu et injuste », poursuit la jeune fille. Mais cela représente beaucoup pour des paysans qui n’ont jamais eu à gérer de telles sommes. « Ils ne sont pas préparés pour cela, confie Alfredo (4), le président d’une des communautés de Chinchero. Un terrain, cela fait vivre des années. L’argent, au contraire, ça se gaspille. Lorsqu’ils auront tout dépensé, ils n’auront plus rien. »
Dernières récoltes
Les anciens, eux, partagent l’idée que les jeunes s’en tireront mieux. « Ils vont se reconvertir, abandonner l’agriculture pour se tourner vers l’artisanat et le tourisme », assure Alfredo. Une activité bien plus lucrative lorsque des milliers de touristes se déverseront du terminal aéroportuaire. Pour l’heure, les paysans continuent à cultiver la terre avant l’arrivée des engins de construction, comme si de rien n’était. Cette année marquera peut-être la dernière récolte de la pomme de terre à Chinchero. Alicia et sa mère contemplent la plaine baignée par la lumière rasante de la fin d’après-midi. « Cela nous fait mal au cœur. Il ne nous reste plus qu’à profiter de ce paysage et imprimer ces images avant que tout cela ne disparaisse. » Si tout se passe comme prévu, cela sera chose faite d’ici à un an. —(1) Les noms des entreprises françaises n’ont pas été communiqués. Contacté, le groupe Vinci précise qu’il ne « communique pas ce genre d’informations pendant la phase d’appel d’offres ».
(2) La loi « relative à l’expropriation des terrains de Chinchero pour la construction de l’aéroport international de Chinchero-Cuzco ».
(3) Chiffres de la pauvreté 2012. Source : Institut national péruvien de la statistique.
(4) Le prénom a été modifié.
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