Plage de Saint-Michel-en-Grève, Côtes-d’Armor, 28 juin 1989. Le corps sans vie d’un joggeur de 26 ans est retrouvé dans un amas d’algues vertes. Même endroit, 5 juillet 1999, 16 heures. Maurice Brifault s’écroule sur le volant de son tracteur de ramassage d’ulves, des algues vertes aussi appelées « laitue de mer ». Le quinquagénaire, sans aucun antécédent médical, est intubé et ventilé. Il restera cinq jours dans un coma profond. Lantic, baie de Saint-Brieuc, toujours dans les Côtes-d’Armor, 22 juillet 2009. Thierry Morfoisse, 48 ans, meurt au pied de son camion de collecte d’algues vertes. Quelques minutes auparavant, il avait laissé un message téléphonique : « Putains d’algues, j’en ai marre ! »
Saint-Michel-en-Grève, 28 juillet 2009. Vincent Petit, 28 ans, s’enfonce avec son cheval dans un mélange de sable et d’algues putréfiées. L’animal décède aussitôt. Le cavalier échappe de justesse à la mort, grâce à l’intervention d’un nettoyeur municipal de marées vertes. Quatre accidents graves en vingt ans. Deux mortels. Les algues vertes ont transformé certaines plages paisibles de Bretagne en zones dangereuses. En pourrissant sur le sable, elles dégagent du sulfure d’hydrogène (H2S), un gaz plus lourd que l’air et aussi toxique que le cyanure. A concentration élevée, il entraîne en quelques secondes un œdème pulmonaire, le coma et un arrêt cardiaque.
Qui pourrait imaginer que la mort se cache au détour de ces espaces naturels bordés d’une mer tranquille ? La scène de crime n’est signalé que par quelques panneaux d’avertissement. Bien trop discrets pour alerter des touristes. A croire que l’Etat et les collectivités locales s’efforcent de minimiser le danger. Il faut dire que le dossier des algues vertes met beaucoup de monde dans l’embarras : agriculteurs, autorités sanitaires, offices de tourisme… Aussi, chaque tragédie est-elle immédiatement recouverte d’une chape de plomb.
Une autopsie introuvable
A Saint-Michel-en-Grève, le ballet des tracteurs de ramassage de la laitue de mer a repris le 31 mai. Un début de campagne tardif. La météo maussade de ce printemps a retardé d’un bon mois le cocktail propice au développement des ulves : une mer claire à plus de 14 °C dans une baie confinée, chargée de nitrates. Ces derniers, grâce à l’importante production de lisier des exploitations intensives bretonnes, sont garantis toute l’année. Les épandages excessifs entraînent une surcharge des sols en azote. Cet élément chimique se transforme en nitrates, qui se déversent dans les rivières, avant d’arriver en bord de mer à des concentrations inquiétantes. Alors que l’Organisation mondiale de la santé recommande de ne pas dépasser 25 mg par litre, les pics atteignent allègrement les 80 mg dans les bassins les plus dégradés du Finistère et des Côtes-d’Armor. Résultat : le 13 juin, la France a été condamnée par la Cour de justice européenne pour « manquements chroniques ». Cette décision est un prélude à une possible amende de plusieurs dizaines de millions d’euros.Après quelques pas sur le sable, Pierre Philippe désigne l’endroit où la première victime a été retrouvée, en 1989. « J’étais de garde aux urgences de l’hôpital de Lannion quand le corps de ce joggeur nous a été adressé, trois jours après sa disparition, raconte ce médecin urgentiste. Je devais, comme c’est la règle pour un décès sur l’espace public, effectuer une première analyse médico-légale. Mais lorsqu’on a ouvert la housse, c’était irrespirable : le cadavre était englué d’algues vertes en décomposition. Impossible de rester plusieurs minutes dans cette atmosphère. J’ai alors demandé une autopsie au service de référence de Saint-Brieuc : j’attends toujours les résultats… »
Terra eco a consulté les courriers qu’il a envoyés aux différents niveaux hiérarchiques de l’institution judiciaire : les procureurs de la République de Guingamp et de Saint-Brieuc, puis celui de la Cour d’appel de Rennes. Unis dans le silence. « Cette autopsie a eu lieu puisque c’était ma demande, et ce rapport figure bien quelque part », écrit le praticien dans l’une de ses lettres. Dix ans plus tard, lorsque son service reçoit Maurice Brifault en état convulsif, retrouvé inconscient par des témoins au volant de sa chargeuse, Pierre Philippe fait aussitôt le lien avec le premier accident. « Cet homme de 53 ans n’avait aucun antécédent, aucun facteur de risque. Après son passage aux urgences de Lannion, il a été transféré à l’hôpital de Saint-Brieuc. Aucune recherche d’H2S n’a été effectuée, car elle ne figure pas dans le protocole. » Il évoque cette possible intoxication auprès de la Ddass (Direction départementale des affaires sanitaires et sociales) des Côtes-d’Armor, qui transmet sa requête au centre antipoison de Rennes. Ce dernier, après plusieurs relances de l’urgentiste, finit par répondre que la littérature scientifique sur le sujet ne permet pas de confirmer cette hypothèse.
Le « coup de plomb » des égoutiers, fréquemment exposés au sulfure d’hydrogène, est pourtant connu depuis les années 1930. De nombreuses études scientifiques ont documenté cette « intoxication suraiguë » liée à de fortes concentrations pendant de courtes durées d’exposition. « L’exposition par inhalation à des concentrations élevées de H2S (supérieures ou égales à 695 mg par mètre cube) est mortelle », avance l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris) dans sa fiche de données toxicologiques sur l’H2S. Oui mais voilà, « les 29 morts et 5 563 expositions attribués au H2S de 1983 à 1992 » ont eu lieu « majoritairement en espace confiné », indique encore l’Ineris.
« Les médecins ne sont pas au courant de ce type de pathologie en milieu ouvert, car personne ne l’a décrit auparavant », précise Pierre Philippe. Il a obtenu, le 28 avril dernier, l’accord pour publier sur l’intoxication à l’H2S en milieu ouvert dans une revue scientifique, Les Annales françaises de médecine d’urgence. Un texte étayé par des exemples, comme celui du 28 juillet 2009. C’est ce jour-là que Vincent Petit a failli mourir, quelques minutes après son cheval. Hospitalisé dans le service du docteur Philippe, il accepte d’emblée la proposition du praticien de faire autopsier l’animal.
« Nombreuses pressions »
« J’étais sûr, vu les éléments recueillis, que les algues étaient responsables de cette intoxication », explique l’urgentiste. Après des échanges « tendus » avec la Direction départementale des services vétérinaires (DDSV) des Côtes-d’Armor, qui lui reproche « d’affoler inutilement le public », il parvient à obtenir la « preuve définitive » : l’H2S est bien la cause de la mort de l’animal. « J’ai reçu de nombreuses pressions de mon administration, par l’intermédiaire de la Ddass et de la préfecture, qui voulait que je me taise », assure-t-il. Sa direction lui aurait même interdit de répondre à des interviews au sein de l’hôpital. L’Agence régionale de santé (ARS), qui remplace la Ddass depuis 2010, réfute les propos de Pierre Philippe : « Ce qu’il décrit va à l’encontre des travaux menés par nos équipes depuis 2004 pour informer et limiter les impacts (de H2S, ndlr) sur la santé. »
Même fin de non-recevoir du côté de la DDSV, qui refuse de payer les analyses des tissus du cheval, prétextant, assure Pierre Philippe, qu’il s’agit d’une « demande personnelle ». « Je n’ai pas été aidé dans mes démarches, confirme Vincent Petit. Bouger la carcasse de mon cheval, le faire autopsier, réaliser les analyses, j’ai tout organisé et tout payé. » Interrogée, la préfecture, dont dépend la DDSV, se refuse à tout commentaire sur « une affaire en attente de jugement ». Vincent Petit attend toujours l’ouverture d’un procès pénal à la suite de sa plainte contre X, déposée en 2009, pour « violences involontaires » et « atteintes à la vie d’un animal ». L’instruction, confiée comme toutes les autres affaires « algues vertes » au pôle santé du tribunal de grande instance de Paris, a connu trois magistrats. Le dossier s’est étoffé, avec plus de 1 000 constitutions de partie civile « pour mise en danger de la vie d’autrui » de riverains et d’associations environnementales. « Nous pensons avoir de bonnes chances de voir les responsables de cet accident renvoyés en correctionnelle, mais probablement pas avant 2014 », commente Benoît Denis, l’avocat de Vincent Petit.
Le cavalier poursuit également l’Etat en justice. Celui-ci n’aurait pas pris toutes les mesures de sécurité nécessaires pour éviter cet accident. Pourtant, il connaissait la situation des plages bretonnes. Dès 2007, un rapport de la Ddass des Côtes-d’Armor indiquait que « les niveaux de concentration atteints pour H2S [sic] peuvent approcher (…) les valeurs de référence toxicologiques disponibles et dépasser les limites d’exposition professionnelle ». Elle recommandait une « information localisée et éventuellement l’interdiction d’accès » aux sites à risque. La préfecture avait aussi alerté les communes littorales la même année, leur suggérant « de réglementer l’accès aux zones où le ramassage est impossible » . En juin 2012, la demande de Vincent Petit a été rejetée par le tribunal administratif. Mais l’homme espère bien obtenir gain de cause en appel : « Notre argumentaire scientifique, montrant le lien de causalité entre la grande concentration d’H2S dans les poumons de mon cheval et les algues vertes, n’avait pas du tout été pris en compte en première instance. C’était pourtant aussi évident que de retrouver une balle dans le corps d’une personne. En général, c’est la balle qui a tué… », grince-t-il.
Les pratiques agricoles en cause
Des professionnels de santé, des toxicologues et plusieurs experts mandatés par des associations environnementales soutiennent le combat judiciaire des victimes. Le docteur Claude Lesné, spécialiste de l’effet des polluants aériens sur la santé à l’université de Rennes, a été auditionné au pôle santé du tribunal de grande instance de Paris, qui instruit depuis 2009 le cas Vincent Petit. Il n’en revient toujours pas de l’attitude de la juge d’instruction d’alors : « J’ai passé quatre heures dans le bureau d’Anne-Marie Bellot, elle censurait mes réponses dès que je mettais en cause les autorités. Le procès verbal que j’ai signé ne reflète que ce qu’elle a bien voulu me laisser dire. » Contacté, le pôle santé n’a pas souhaité répondre à nos questions.Claude Lesné a eu accès aux résultats de l’autopsie de Thierry Morfoisse, ce transporteur d’algues décédé le 22 juillet 2009. « L’inhalation d’H2S a, de manière quasi certaine, déclenché l’infarctus ayant entraîné le décès », écrit-il en 2010. Dans leur petite maison d’un lotissement de Guingamp (Côtes-d’Armor), les parents du défunt attendent l’ouverture du procès. « Nous voulons la vérité », dit son père. Sur un secrétaire, la photo de Thierry et cette question qui plane : pourquoi le procureur de Saint-Brieuc a-t-il évoqué une mort naturelle et écarté l’ouverture d’une enquête ? « L’affaire Morfoisse est sensible. La reconnaissance juridique de l’accident du travail suite à cette intoxication aurait des implications manifestes sur une profession agricole qui, par ses pratiques, en est responsable. Le rôle éminemment politique du procureur est de bloquer tout recours juridique qui ébranlerait ce secteur clé de l’économie bretonne », accuse Yves-Marie Le Lay, qui a signé, avec André Ollivro, Les Marées vertes tuent aussi (Le Temps, 2011). Présidents de Sauvegarde du Trégor et de Sauvegarde du Penthièvre, ils militent pour un procès des algues vertes. Car si les circonstances à l’origine de ces drames sont désormais connues, les suspects, eux, n’ont toujours pas été traduits en justice. L’Etat, les collectivités et les agriculteurs du modèle intensif pourront-ils longtemps y échapper ? « Les responsabilités existent, ce n’est pas la faute à pas de chance », observe Vincent Petit. Sur la plage de Saint-Michel-en-Grève, la ronde des chargeuses d’algues se poursuit. Désormais, les techniciens sont équipés de détecteurs d’H2S. Thierry Morfoisse, lui, n’en avait pas. —
Au ministère, l’azote a la cote
L’équation est simple : plus d’azote dans la terre entraîne plus d’algues vertes sur les plages. Pourtant, un arrêté du 19 décembre 2011 des ministères de l’Agriculture et de l’Ecologie encourage les exploitations laitières intensives, à l’origine des plus fortes fuites d’azote. Ce texte modifie les normes d’épandage des effluents d’élevages. Il corrige à la hausse les émissions d’azote par vache. « Ce système intensif détient la majorité syndicale et est soutenu par le lobby agroalimentaire », affirme Patrick Thomas, président du Centre d’études pour un développement agricole plus autonome, une association de producteurs privilégiant la prairie pour nourrir leurs animaux. Cet arrêté est, depuis l’arrivée de Stéphane Le Foll au ministère de l’Agriculture, toujours en vigueur. —
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