On est à la fin du mois de mars, c’est jour d’égrainage de maïs chez Paul Pénicaud, éleveur de volailles bios à Château-Ligoure, à moins de 20 km au sud de Limoges. Frédéric Martel l’a rejoint. Cet éleveur de 60 vaches laitières est installé en bios au Châtenet-en-Dognon. Tous deux cultivent quelques hectares de maïs pour leurs animaux. Dans ses sacs, Frédéric a emmené 25 kilos d’épis à réduire en grains avant les semis. Comme la sélection, c’est une tâche que ne font plus les agriculteurs depuis bien longtemps, depuis que la plupart achète les grains prêts à semer à des entreprises spécialisées.
Frédéric et Paul, eux, ont préféré tout bonnement jeter les bons de commande. Depuis deux ans, ils gardent une partie des épis récoltés pour les semer l’année suivante. Ils ne dépendent plus non plus des variétés commerciales, qui dégénèrent en deux ou trois ans. Les graines qu’ils utilisent sont maintenant des variétés paysannes, aussi appelées « variétés-populations ». Pas de propriété intellectuelle, pas de taxe qui tienne non plus. Libre de droit, l’utilisation de ces semences repose sur un système comparable à celui des logiciels open source. Un régime qui s’oppose à celui des semences traditionnelles, inscrites au catalogue officiel des variétés et protégées par un certificat d’obtention végétale (COV).
Des grains jaunes, rouges, gros, biscornus…
Les deux agriculteurs se connaissent depuis qu’ils participent à des réunions et des formations avec l’association Agrobio Périgord, l’une des premières à développer l’autoproduction de semence. Ils ont conclu un contrat. La première année, l’association leur fournit une poignée de graines de la variété qu’ils souhaitent. En échange, l’année suivante, ils s’engagent à redistribuer une partie de leur récolte une fois que la variété a évolué. Car l’autre objectif, c’est de régénérer la diversité génétique de ces semences paysannes, tombées dans l’oubli pendant plus de cinquante ans. Pour toucher du doigt cette diversité, il suffit d’observer les caisses se remplir de grains jaunes, blancs et rouges. Puis de les remuer d’un revers de main, de sentir les petits grains, les gros, les biscornus…A quoi ressemble leur travail ? Tandis qu’ils réduisent les épis en grains pour les semis, ils racontent le processus de fabrication et expliquent leurs motivations.
Les semences paysannes par Terraeconomica
L’égrainage terminé, Frédéric a un léger mouvement de recul. « Si vous montrez ce qu’on fait et ces machines à des agriculteurs conventionnels, c’est certain qu’ils ne vont pas avoir envie de faire la même chose ! », réalise l’éleveur laitier. Concentré sur son ventadour, machine à trier le grain du siècle dernier, il s’inquiète de paraître rétrograde. Et de fil en aiguille, en vient à la question du rendement. « On arrive à 90 quintaux, 60 une mauvaise année, contre 110 en conventionnel. », admet Frédéric. « Mais en conventionnel, il me fallait vendre 20 quintaux pour payer ma semence ! ». A en croire Paul, la charge de travail supplémentaire n’est pas insurmontable, il l’évalue à environ « quatre jours par an ». Pour l’aviculteur, faire sa semence n’est qu’une étape vers la réappropriation du métier : « Il faut se demander si on veut plutôt connaître notre sol, réfléchir au fonctionnement de la plante, ou alors si on se veut se servir du sol seulement comme d’un support ! »
La biodiversité réduite à peau de chagrin
Agrobio Périgord et les paysans portent l’espoir de bousculer la génétique. « Semer la biodiversité », c’est le slogan de leur campagne de mobilisation menée avec d’autres représentants agricoles. Leur première motivation est simple : ces agriculteurs considèrent que l’industrie n’est pas en mesure de leur fournir une semence génétiquement adaptée à leur ferme.Militants et paysans accusent aussi l’industrie semencière, française et mondiale, d’avoir réduit la biodiversité agricole. Leurs griefs sont appuyés par un rapport de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) de 1999. On y apprend que le patrimoine génétique de nos plantes cultivées s’est réduit comme peau de chagrin : « Environ 75% de la diversité phytogénétique a disparu depuis le début de ce siècle à mesure que, dans le monde entier, les agriculteurs abandonnaient leurs multiples variétés locales et cultivars traditionnels pour passer à des variétés à haut rendement, génétiquement uniformes. » La FAO établit aussi que « plus de 90 % des variétés agricoles ont disparu des champs des agriculteurs et [qu’]aujourd’hui, 75% des aliments de la planète proviennent d’à peine 12 espèces végétales ». Quelques décennies ont suffi pour en arriver là. Si en France, les entreprises de sélection sont constituées d’une majorité de PME, une dizaine de multinationales comme Monsanto et Bayer se sont accaparé le marché. Les semences paysannes, elles, sont restées en sommeil pendant quasiment un demi-siècle. Pour les ressemer, il a fallu fouiller aussi bien les greniers des vieux paysans que les frigos de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra).
Le spectre de la loi
En Limousin, Paul, Frédéric et d’autres se préparent à rejoindre une association de la semence. La création de celle-ci, pilotée par Louisanne Pujol, animatrice de la FRCIVAM [1] du Limousin est imminente. C’est indéniable, la pratique reste marginale. Sur 500 000 exploitations en France, seules quelques milliers s’y adonnent selon le Réseau semences paysannes (RSP), qui rassemble les acteurs locaux comme Agrobio Périgord. Mais c’est un chiffre en constante augmentation d’après Guy Kastler, délégué général du Réseau. En ligne de mire, toujours la même intention : « se réapproprier l’autonomie du paysan ». Cela touche aussi l’agriculture traditionnelle, où des exploitants peuvent « trouver le même intérêt économique. » A l’inverse, tous les agriculteurs bio ne sont pas enclins à faire leur semence. « C’est simple, les variétés-populations sont instables, hétérogènes, décrypte Guy Kastler. Les semer ne permet donc pas de fournir des produits standardisés demandés par la grande distribution et les circuits industriels, qu’ils soient bio ou non. »
Galvanisés par leurs premiers résultats et l’évolution future de leur maïs, Frédéric et Paul ne sont pas prêts de faire machine arrière. Malgré la menace de la loi. Car pour le moment, l’échange - non le commerce - de ces semences n’est autorisé qu’au titre d’une dérogation, celle de l’expérimentation. Mais la récente loi du 8 décembre 2011 relative aux certificats d’obtention végétale (COV) pourrait changer les choses. Prévue à l’origine pour encadrer l’utilisation des semences du catalogue, elle pourrait étendre la taxe imputable aux agriculteurs qui veulent ressemer une partie de leur récolte aux variétés paysannes. Le RSP s’alarme de l’« annonce d’un décret » dans cette loi qui ne limite plus les règles aux seules semences destinées à une exploitation commerciale, « mais les étend à toutes celles qui sont destinées à être plantées ou replantées ». Reste à savoir comment les décrets d’application vont trancher. Sans hésiter, Frédéric et Paul prévoient de désobéir à la loi, si elle est appliquée telle quelle. « C’est la terre qui nous donne ça, ils vont taxer des gènes qui sont dans la nature ! », s’indigne Paul. Même sentiment pour Frédéric, pour qui le système contraint « les agriculteurs à acheter ce qui leur a été volé ». Leurs craintes s’estompent vite, ils ne croient pas à une traduction de la loi dans les faits. Ils vont bientôt semer leur maïs. Et aucun vent ne semble pouvoir en disperser les graines.
Lire l’interview de Véronique Chable, ingénieur à l’INRA de Rennes, coordinatrice de plusieurs programmes de recherche sur les semences paysannes.
Pour aller plus loin :
- Documentaire d’une chaîne de TV en Limousin, Télé MillevachesRapport d’Agrobio Périgord : « 10 ans d’expériences et d’expérimentation sur les variétés paysannes de maïs et de tournesol »
Affichage : Voir tout | Réduire les discussions