Il ne fait l’unanimité qu’au sein du Parlement. Le projet de loi modifiant et prolongeant l’Etat d’urgence pour une durée de trois mois a été adopté ce jeudi a 551 voix contre 6 à l’Assemblée nationale. Au menu : extension de l’assignation à résidence à toute personne dont on a « des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace », élargissement des perquisitions à tous les lieux et systèmes informatiques – sauf ceux des professions protégées, avocats, journalistes, magistrats… – et dissolution facilitée des associations. « Pour votre sécurité, vous n’aurez plus de libertés », résume l’association de défense des libertés fondamentales La Quadrature du Net dans un communiqué. « Etat d’urgence ou Etat policier ? », s’interroge sur Twitter – où elle se dit aussi « très énervée » – Adrienne Charmet-Alix, sa coordinatrice. Elle détaille l’origine de ses craintes et les raisons de sa colère.
Je suis très énervée.
#AssignezMoi
— Adrienne CharmetAlix (@AdrienneCharmet) 19 Novembre 2015
Terra eco : Qu’est ce qui, dans le texte adopté par les parlementaires, vous inquiète ?
Adrienne Charmet-Alix : Perpétuer l’Etat d’urgence en tant que tel pose problème. Cela consiste à faire perdurer des mesures exceptionnelles, un système parallèle dans lequel il n’y a plus de juges. Cela revient à considérer que, pour que la police puisse faire son travail, le pouvoir des juges doit être mis en sommeil. Comme si la justice était un frein à la sécurité. Dans l’Etat d’urgence, les citoyens n’ont pas de recours, le renseignement n’a pas de comptes à rendre, les forces de police n’ont plus besoin de l’accord du juge administratif... Leur pouvoir ne butte sur aucun contre-pouvoir. Sans compter que, dans le détail, le texte tel qu’il est formulé contient des atteintes fortes à nos libertés, qu’il s’agisse des dispositions concernant l’assignation à résidence ou les perquisitions.
Justement, les perquisitions sont élargies à tous types de supports informatiques. Qu’est-ce que cela implique ?
Pour les renseignements, c’est open bar ! S’ils ont des « raisons sérieuses de penser » que vous êtes une menace, ils ont désormais le droit d’aspirer tout le contenu de votre ordinateur, mais aussi des appareils de stockage accessibles « à partir du système initial ou disponibles pour le système initial », c’est-à-dire de tous les ordinateurs et appareils en réseau. C’est là la grande différence entre une perquisition de votre domicile et celle de votre ordinateur. Dans le second cas, vous êtes loin d’être le seul touché.
Pourquoi l’espace numérique doit-il garder une part de confidentialité ?
Aujourd’hui, une grande partie de nos libertés passe par nos téléphones, nos ordinateurs... La liberté d’expression, tout comme la liberté d’information, s’exprime par ces outils numériques, via les blogs, les réseaux sociaux, les forums. On utilise aussi beaucoup ces outils dans notre vie privée. C’est donc l’un des terrains où les atteintes aux libertés peuvent être les plus fortes.
Pourtant, au premier abord, la plupart d’entre nous ne voient pas le problème...
C’est vrai. L’interdiction de manifester, c’est quelque chose qui touche les gens, ils constatent directement que leur liberté est entravée. Pour les outils numériques, c’est différent. Même si énormément d’informations peuvent être collectées sur chacun d’entre nous par ce biais, nous n’avons pas forcément l’impression d’être surveillés. Imaginez qu’on place dans votre salon une caméra qui suive vos moindres faits et gestes, vous aurez alors conscience de l’intrusion. Pour les outils numériques, ce n’est pas le cas, alors que notre vie privée y est très exposée.
Une enquête réalisée après les attentats par l’Ifop pour RTL indique que 84% des sondés sont « prêts à accepter davantage de contrôle et une certaine limitation des libertés ». N’avez-vous pas le sentiment d’être seuls contre tous en ce moment ?
Ces sondages sont réalisés à chaud, dans l’émotion, les jours suivant ces attentats qui nous ont tous ébranlés. Il faut prendre leurs résultats avec distance : on ne sait pas quel type de questions sont posées, de quel type de libertés il est question de suspendre et on ne connaît pas la formulation. Si vous me demandez : « Préférez-vous voir vos libertés restreintes ou vous faire tirer dessus ? », il y a de grandes chances pour que je choisisse la première option. Mais la question a-t-elle seulement un sens ? On ne cesse d’opposer sécurité et liberté et on fait comme si cette opposition était naturelle. On oublie qu’à l’inverse sécurité et libertés se renforcent mutuellement. L’Etat de droit nous protège. Avoir des droits fondamentaux extrêmement bien définis et défendus constitue une garantie de sécurité.
Qu’est ce qui vous laisse penser que les terroristes ne seront pas les seuls visés par ces dispositifs ?
Prenez les dispositions du projet de loi sur l’Etat d’urgence relatives aux associations. Elles autorisent la dissolution de deux catégories d’associations : celles qui « constituent une menace » directe pour la sécurité et celles qui « favorisent une menace » directe. Une association comme La Quadrature du Net prône le droit au chiffrement des communications pour garantir le respect de la vie privée. S’il est établi que les terroristes utilisent ce type de communications cryptées, l’Etat pourrait estimer que, par ses revendications, La Quadrature du Net favorise la menace terroriste et donc demander notre dissolution. Et puisque l’Etat d’urgence s’applique, nous ne pourrions nous retourner vers aucun juge pour contester cette décision.
État d'urgence : l'État policier pour éluder tout bilan critique https://t.co/Jfz4svQgW1 #étatdurgence pic.twitter.com/We0k8al3W9
— La Quadrature du Net (@laquadrature) 19 Novembre 2015
La question du chiffrement revient beaucoup ces derniers jours. De quoi s’agit-il ?
Par chiffrement, on entend la protection des contenus de nos communications par des outils qui les rendent illisible pour des tierces personnes. Dès que vous êtes sur un site en « https», son contenu est chiffré. C’est le cas lorsque vous effectuez des achats. Sur Gmail aussi, il y a souvent chiffrement par défaut. Il existe aussi un chiffrement maîtrisé de bout en bout par l’utilisateur. C’est important, car c’est la base de la protection de notre vie privée.
Ce dispositif est-il menacé par l’Etat d’urgence ?
Non, pas directement. Mais il a été accusé dans les jours qui ont suivi les attentats. Il a été question de l’usage de WhatsApp ou de la PS4 par les terroristes. On a aussi lu et entendu des choses assez ignobles, suggérant que les défenseurs des droits fondamentaux et des libertés numériques avaient, par leur combat, rendu possibles ces attentats ou, dans la même veine, qu’Edward Snowden avait du sang sur les mains. Notre crainte est de voir les autorités continuer à exploiter l’émotion de la panique pour faire passer un agenda de restrictions des libertés qui est là depuis longtemps. La question du chiffrement n’est pas nouvelle. Dans ses discours qui ont suivi les attentats, le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, a de nouveau ciblé le dispositif. L’interdire ou donner à l’Etat les clés permettant de lire tous les messages chiffrés, ce serait s’engager sur la voie d’une surveillance de masse.
Renforcer les contrôles et donner un meilleur accès aux contenus des échanges aux renseignements, n’est-ce pas efficace dans la lutte contre le terrorisme ?
Nous n’en savons rien. Mi-janvier, une commission d’enquête parlementaire a été demandée par des députés Europe Ecologie - Les Verts et Les Républicains pour faire le bilan de l’efficacité des renforcements des dispositifs de sécurité après le 11 janvier. Mais elle n’a pas été lancée, le processus a été bloqué par la présidence de l’Assemblée. A ce moment-là, des pressions du gouvernement ont été évoquées. Quoi qu’il en soit, personne n’a, à ce jour, tiré de bilan. Dans le cas du chiffrement, on comprend mal ce que cette surveillance de masse peut apporter. Si un individu intéresse les renseignements, il existe déjà tout un tas de métadonnées accessibles qui permettent de savoir avec qui il a été en contact, à quelle heure… On voit mal ce que l’interdiction des échanges cryptés pourrait apporter de plus. Sans compter que ces mesures peuvent être contreproductives : quand on fragilise le réseau, qu’on ouvre l’accès à certaines données, on facilite leur accès aux autorités, mais aussi aux personnes mal intentionnées.
Mais si l’on apprend que les terroristes utilisent WhatsApp, Telegram ou la PS4 – ce qui est loin d’être confirmé –, ne doit-on pas réglementer l’usage de ces outils ?
La question est posée dans le mauvais sens. On s’en prend à l’outil plutôt qu’à la personne qui l’utilise. Les terroristes utilisent des voitures, dorment dans des appartements privés fermés à clé. Est-ce que pour autant ces voitures et ces appartement doivent être jugés comme des menaces à la sécurité ? Est-ce que, pour éviter que des personnes potentiellement dangereuses communiquent, on doit interdire l’usage d’enveloppes fermées ? On a le sentiment que demander toujours plus de pouvoir de surveillance est un moyen d’éviter les remises en question et d’échapper aux bilans des actions passées.
Il faut donc à tout prix conserver la possibilité de chiffrer nos communications ?
Oui, mais le chiffrement est finalement une question relativement accessoire. Notre crainte concerne l’ensemble des mesures de restriction des libertés. On est atterrés de voir que la réponse de la classe politique va uniquement dans ce sens. Il y a dans la société civile des gens qui travaillent sur le sujet, qui savent évaluer l’efficacité de ces mesures, mais on ne les écoute pas, on préfère décider dans l’émotion et l’urgence absolue. Or, à chaque fois, la politique sécuritaire grimpe d’un cran, elle ne redescend jamais… Avec le recul, les lois Pasqua paraissent toutes droit sorties du monde des Bisounours. Aujourd’hui, on étend les perquisitions, les assignations à résidence… Au prochain attentat, ce sera quoi ?
Tant qu’un gouvernement démocratique est au pouvoir, a-t-on quelque chose à craindre de ces mesures ?
Il faut se garder de réserver ses inquiétudes pour le jour où le FN sera au pouvoir. Il faut être vigilant et prendre soin de nos libertés dès maintenant. Ne serait-ce que parce que les droits fondamentaux, comme celui à la vie privée, ne se négocient pas. Ensuite, parce que le gouvernement actuel n’est pas très à cheval sur la protection des libertés. Enfin, parce que la surveillance de masse est inacceptable. La cour de justice de l’Union européenne elle-même l’a réaffirmé, ce n’est pas une lubie de militants !
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