On quitte la quatre voies pour suivre la départementale 42 qui serpente entre les villages. Soudain un écriteau arrête net le regard : « route barrée ». Les nids de poule tapissent le goudron. Des plots, des piquets, des tôles bouchent le passage. Aucune voiture à l’horizon. De chaque côté, les entrées de champs sont barricadées, à grand renfort de pneus de tracteur usés, barrés d’un « Vinci dégage » (le géant des travaux publics a obtenu la concession de l’aéroport). Le silence froid d’octobre est lourd, sur Notre-Dame-des-Landes, à 30 kilomètres au nord de Nantes.
Le 16 octobre, 500 CRS débarquaient au petit matin pour déloger les « squatteurs ». Même rengaine deux semaines plus tard. Depuis, les prairies sont silencieuses. Mais pas abandonnées. Ça non. La Loire-Atlantique est le premier département producteur de lait. Les agriculteurs, impossible de les manquer. Surtout depuis que leur grogne a tourné à la rage. Ils sont une cinquantaine d’exploitants à être touchés par le projet d’aéroport du Grand Ouest.
Au lieu-dit Les Domaines, le Gaec (pour groupement agricole d’exploitation en commun) des Pommiers est traversé par la D 81. Elle aussi marquée d’un « route barrée » de protestation. Une barricade qui pousse à braver l’interdiction... Sur la gauche, le hangar de tôle peine à résister à la rouille. Sur son front, une large pancarte a rebaptisé la ferme en « La vache rit ». Grinçante ironie. Pour Sylvain Fresneau, les mots ont du mal à rester en bouche. « A Notre-Dame-des-Landes, Vinci est l’ennemi public numéro un. » Rien que ça.
Expulsables au 1er janvier
Ce producteur laitier travaille avec sa femme Brigitte, et Bruno, le troisième associé. Le trio s’active chaque jour à traire ses 90 vaches et gérer ses 190 hectares. Depuis que le projet d’aéroport est ressorti des cartons, 114 sont menacés. Ce à quoi il faut ajouter les deux stabulations et les deux maisons. « C’est pas compliqué, au 1er janvier 2013, on est squatteur chez nous. » Fermez le ban. Le couperet de l’échéance approche dangereusement. Et les agriculteurs qui ont le malheur de posséder un bout de terre sur le tracé sont « expulsables ». La commune de 2 000 habitants est vouée à une métamorphose brutale. Début 2013, les travaux devraient être lancés. Ce champ de betterave sera la piste d’atterrissage. Cette prairie, où paît le bétail, un parking géant. Difficile de composer une image.Face à ce compte-à-rebours, Sylvain et ses collègues s’accrochent. « On continue de croire que l’aéroport peut ne pas se faire. » Les occupants illégaux, délogés par les forces de l’ordre, ont trouvé refuge chez Sylvain. Le hangar dressé en face de la maison leur sert de « lieu de résistance ». Entre deux manifestations à Nantes, et un ballet de distribution de tracts, « les jeunes », comme les appelle le quinquagénaire, viennent s’y réfugier. Mais pour l’agriculteur, pas question de tâter de la banderole. Sa résistance à lui, c’est faire son métier. Dire que sa terre est sacrée ne serait pas exagéré. « Depuis cinq générations, ma famille vit ici. C’est un Fresneau qui a défriché ce sol. Avant, c’était de la lande. Partout ! » Pas question que des tracés grossièrement dessinés sur une carte viennent lui dire où il doit, ou non, habiter. « C’est pas Vinci qui va nous apprendre, à nous, agriculteurs, ce que c’est que les racines. »
Derrière, on prend la relève. Justin, le fils de 20 ans, vient de décrocher son BTS agricole. Il s’affaire sur le tracteur, dans le chemin boueux. La bouche fermée, le regard glacial. Il représente la sixième génération. Chaque famille de paysans se pose la même question : qui reprendra la ferme ? Sauf que chez les Fresneau, la question ne se pose plus. On sait que dans un mois, la ferme sera sans doute prise de force. « Il y a dix ans, on aurait dégagé loin de ce bordel, avoue Sylvain, ce père de trois enfants, les poings serrés dans sa blouse écarlate. Maintenant, c’est trop tard. »
Trente ans que le projet d’aéroport est discuté. Mais en trente ans, tout est allé très vite. Chacun réagit comme il peut. Tous continuent de s’occuper de leurs terres. « On aurait dû épandre le lisier déjà. Mais avec le froid, on a pris du retard », explique Sylvie Thebault, comme si cet automne ressemblait aux autres. Il y a quelques années, avec son mari Marcel, elle cherche une ferme proche de la nature. Le bocage de Notre-Dame-des-Landes les séduit avec ses prés toujours verts, entourés de haies touffues. Ils s’installent et prennent possession de 65 hectares en 1999. « Le projet d’aéroport est revenu sur la table l’année d’après. » Le coup de massue. Impossible de faire machine arrière.
Le troupeau à l’abattoir
Le visage sec, Marcel mâche longuement ses mots. « On ne s’est jamais dit, on n’aurait pas dû. » C’est fait, c’est fait. Le couple commence à se joindre aux manifestations « timidement, par discipline ». Puis la vie à la ferme est freinée. « On voulait investir, se souvient Sylvie. On avait envie de passer en bio. » Mais la conversion signifie engager ses terres sur cinq ans, sinon il faut rembourser les subventions allouées. Cinq ans ! Une éternité, quand l’expulsion est pour bientôt.
En avril, Marcel a même entamé une grève de la faim d’un mois. Le couple n’a jamais voulu accepter un départ imposé. « Est-ce raisonnable ? » interroge Sylvie, sans quitter son mari du regard. Elle n’attend aucune réponse. Ce qui est fait… Mais l’avenir ? « Quand vous vivez dans une maison et que vous êtes expulsé, vous pouvez vous reloger, relativement rapidement, explique le petit homme aux yeux clairs. Mais retrouver une ferme, c’est minimum deux ans. »
Sur la façade de la maison voisine, la peinture rouge dégouline : « Village menacé de déportation ». Le lieu-dit Le Liminbout est entièrement menacé de disparaître. Sans exception. Sans nuance. Comme l’inscription. Sylvie s’y est préparée. Mais cette femme, au visage habituellement placide, ne peut empêcher ses yeux de s’embuer. Ses bêtes, elle les aime, ça transpire de sa voix. « En faisant ce choix, on a accepté qu’un matin, les forces de l’ordre débarquent et nous mettent dehors. Mais est-ce qu’ils vont se soucier de savoir où on va traire nos vaches, le soir ? » Ce jour-là, l’histoire aura atteint son terme. « On sera forcés d’emmener le troupeau à l’abattoir. »
De l’extérieur, tout ressemble à une famille classique. Ça braille dans le couloir. La grande de 18 ans s’accroche à son portable, en chaussettes, dehors. Le chien prend le soleil sur les graviers. Mais ces parents de deux enfants font face « à un rouleau compresseur », « un projet éléphantesque ». Voir tout cela se mettre en place, c’est trop. « Rester serait un tel crève-cœur. »
En attendant, Sylvie rechausse les bottes. Une belle Prim’holstein s’apprête à vêler. Faut surveiller la bête. Marcel ouvre le robinet pour réalimenter l’abreuvoir. Bientôt, faudra pas oublier d’épandre le lisier, comme prévu. La terre, ici, elle ne se défend pas avec des barricades de quat’ sous. Elle se cultive.
Pas de sursis pour les paysans condamnés
« Combien de temps encore », chantait Reggiani... Plus beaucoup. Les exploitants agricoles, implantés sur la concession de 1 600 hectares attribuée au groupe Vinci, sont censés quitter leur domicile au 31 décembre 2012. Cet été, ils ont obtenu l’assurance qu’aucune expulsion d’agriculteurs n’aura lieu, tant que les recours ou pourvois en justice n’auront pas tous été épuisés. Restait à entendre les conclusions des enquêtes publiques, au titre de l’application de la loi sur l’eau sur les dessertes routières et la plateforme aéroportuaire. Coup dur pour les opposants, elles se sont soldées par un avis favorable, à la fin du mois d’octobre. Le préfet de la région Pays de la Loire, Christian de Lavernée a annoncé dans la foulée qu’il signerait, avant la fin de l’année, deux arrêtés autorisant le début des travaux préparatoires.
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